Depuis 1999, des groupes de Las Vegas y ont investi dans des casinos de plus en plus luxueux qui ont attiré, cette année, 20 millions de visiteurs. Une mise de fonds encouragée par les autorités chinoises, qui raflent la mise.
En haut des marches, un Zeus monumental de marbre attend les visiteurs. A ses côtés, un centurion en chair et en os monte la garde, son casque métallique à la main. Les touristes chinois font la queue pour être pris en photo avec ce digne représentant de la Grèce antique. Mais est-il bien grec, le centurion ? «I don't speak english», nous a répondu, avec un lourd accent russe, ce géant dont le badge indique qu'il se prénomme Viktor. Un peu plus loin, des danseuses largement dénudées, blondes et russes elles aussi, s'agitent au rythme d'une chanson de... Yannick Noah, Ose, tandis qu'un panneau lumineux annonce qu'il s'agit d'un «brazilian show»...
Bienvenue au Greek Mythology, l'un des tout nouveaux casinos de Macao, ce confetti d'empire portugais revenu à la Chine en 1999 qui est au coeur d'une véritable révolution culturelle, celle du jeu et du divertissement. Cet établissement est une importation directe de Las Vegas, produit hybride et globalisé destiné à nourrir l'appétit de jeu, apparemment inépuisable, des nouveaux riches et moins riches d'Asie, et surtout de Chine.
Macao, l'enfer du jeu, la légende immortalisée par le film de Jean Delannoy en 1942, s'était quelque peu émoussée au cours des années 80 et 90 dans ce bout d'empire colonial finissant. Le monopole des casinos accordé depuis des décennies à Stanley Ho, authentique tycoon chinois, se contentait de ronronner, à l'image du Lisboa, son «navire amiral», vieux palace décati (abritant tout de même un restaurant de Joël Robuchon !) doublé d'un casino à la moquette élimée et à l'ambiance de film noir et blanc. Seuls quelques règlements de comptes mafieux donnaient encore le frisson dans le décor désuet de cette Chine latine.
Les établissements rivalisent de kitsch
Les autorités chinoises de la nouvelle «région administrative spéciale» ont très vite perçu le parti qu'elles pouvaient tirer de leur statut d'autonomie au sein de la Chine communiste, au moment où cette dernière connaît une croissance économique rapide et l'apparition d'une classe aisée de plusieurs millions de personnes. Elles ont cassé le monopole vieux de quarante ans de Stanley Ho et attribué deux licences à ses concurrents : deux groupes de Las Vegas qui ont fait leurs preuves dans la transformation du paradis des jeux du Nevada en une métropole de loisirs tous azimuts.
Cette irruption des Américains dans le jeu chinois a électrisé Macao et transformé ce minuscule territoire d'à peine 475 000 habitants, stratégiquement situé face à Hongkong et à la riche province continentale du Guangdong, en terre de conquête sur laquelle les casinos poussent plus vite que des champignons et rivalisent de kitsch. Et ce n'est que le début : dans cinq ans, lorsque le territoire comptera une trentaine d'établissements, Macao sera méconnaissable.
Il n'y a pas de raison que tous les projets annoncés ne voient pas le jour : l'exemple du Sands est là pour conforter les investisseurs. Ce casino, qui a coûté 200 millions d'euros, est la préfiguration du modèle Las Vegas, un peu plus classe que le Greek Mythology, un contraste saisissant avec le Lisboa vieillissant. Lorsque le Sands a ouvert ses portes, l'an dernier, Macao a frôlé l'émeute. Un an plus tard, Sheldon Anderson, l'investisseur américain, remboursait par avance ses emprunts bancaires, planifiait le doublement du nombre de tables de jeu, et annonçait fièrement que le Sands de Macao était déjà plus rentable que le venetian, son casino phare de Las Vegas...
La course au gigantisme est lancée : Steve Wynn, un autre magnat du jeu de Las Vegas, vient de lancer une campagne de recrutement de 4 000 employés pour son Wynn Macao, un complexe hôtel-casino qui ouvrira ses portes en 2006 pour un investissement de 600 millions d'euros, trois fois le Sands ! Plus loin, le MGM Grand Paradise sera encore plus grand, mais pas autant que le futur venetian de Macao, 3 000 chambres dont 1 500 suites, et un casino : 1,7 milliard d'euros d'investissement.
Un épi géant et lumineux
Stanley Ho et sa famille, bousculés dans leur fief, ont décidé de relever le défi. A côté du Lisboa, le mieux placé au centre-ville, qui continue à attirer les foules, sort de terre le Grand Lisboa. Si l'on en croit la maquette qui figure sur les palissades, il ressemblera à un épi de maïs géant lumineux et occultera tout ce qui pourra se faire de plus kitsch ailleurs. Stanley Ho a également choisi l'architecte français Paul Andreu, à peine remis de l'accident catastrophique de son terminal de l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, pour imaginer Oceanus, un projet de 670 millions d'euros, hôtel six étoiles, bureaux, complexe de loisirs, le tout en forme de paquebot. Et ce n'est pas tout : pour 860 millions d'euros, le Chinois s'est allié à Kerry Packer, l'homme le plus riche d'Australie, pour créer City of Dreams sur la zone poldérisée de Cotaï, où se concentrent les projets les plus grandioses.
«Stanley Ho est un joueur de go, il encercle ses ennemis, commente un observateur amusé de la bataille. Il a disposé ses pions de telle manière que tout visiteur à Macao commence avec lui, et finit avec lui.» Il est vrai que le tycoon dispose de quelques atouts : il possède la compagnie de ferries qui amène les visiteurs à Macao en provenance de Hongkong (un départ tous les quarts d'heure) ou de Chine continentale, il est le premier employeur de Macao, et vient de faire élire sa quatrième épouse à l'assemblée législative consultative du territoire. Et il compte de nombreux amis à Pékin, de quoi protéger ses intérêts immenses.
L'enjeu de cette bataille : la clientèle chinoise, de l'autre côté du delta de la rivière des Perles. Jusqu'ici, elle a été au rendez-vous. Le nombre de visiteurs a doublé en trois ans, atteignant cette année 20 millions (et 35 millions en 2010, selon les prévisions), à 80 % en provenance de Hongkong et du continent où les salles de jeu sont illégales. Dans les pièces enfumées du Lisboa ou du Greek Mythology, on reconnaît aisément les clients venus de Chine continentale à leurs vêtements simples et leur regard ébahi par le décor tape-à-l'oeil. Ils se prennent en photo à l'extérieur des salles, devant chaque sculpture grecque ou égyptienne. Mais, autour des tables de baccarat, de black jack ou de roulette, le décor s'estompe pour laisser la place à la passion chinoise pour le jeu.
Ces clients sont certes prisés, mais ne sont pas le coeur de cible. Il faut monter dans les étages du Lisboa pour découvrir les «VIP rooms» aux noms qui claquent : gold, jade, dragon... Accès interdit aux non-VIP et aux curieux : l'identité des clients doit d'autant plus rester discrète que chacun sait qu'une partie de l'argent dépensé ici est celui de la corruption et des pots-de-vin en Chine, officiellement combattu à Pékin mais qui se retrouve sans trop de mal autour des tables de jeu de Macao. Dans ces salles, les sommes qui transitent changent d'échelle et c'est là que les casinos font 70 % de leur chiffre d'affaires. C'est cette clientèle-là qu'ils se disputent âprement.
Les dirigeants des casinos soignent particulièrement les junkets, ces rabatteurs de gros clients fortunés pour salles VIP. Lorsque le Sands, qui n'a pour l'instant que 4 ou 5 % du marché de ces «personnalités», a annoncé qu'il augmentait légèrement la commission accordée aux junkets, Stanley Ho s'est fâché tout rouge : qu'on touche au marché des VIP, et ce sera la guerre, a déclaré le septuagénaire. Un incendie sur le chantier d'un casino en construction, officiellement un accident, a fait craindre le retour des rivalités entre bandes mafieuses.
Des allures de Naples ou de Palerme
Les habitants de Macao observent avec un mélange de fascination mêlé d'effroi la transformation de leur territoire. Habitués à la culture du jeu, ils apprécient l'arrivée de ces investissements créateurs d'emplois, et qui permettent d'améliorer les infrastructures qui en avaient bien besoin. Mais la médaille a son revers : les prix de l'immobilier flambent, et risquent d'expédier les plus pauvres de l'autre côté de la frontière chinoise, à Zhuhaï. «On va transformer Macao en Monaco, une enclave pour riches», s'insurge une journaliste d'un quotidien local.
Un groupe d'universitaires met pour sa part la dernière main à un rapport sur les effets pervers des casinos, en particulier sur l'éducation des jeunes dont les parents y travaillent et qui doivent assurer une semaine sur deux l'équipe de nuit. Les jeunes veulent également arrêter leurs études au plus vite pour trouver un emploi facile dans ces établissements, au détriment du niveau général du territoire.
D'autres enfin s'inquiètent de l'impact de la manne qui s'est abattue sur ce minuscule territoire, dont la gestion est assurée sans la moindre transparence par une équipe choisie à Pékin. 70 % des recettes du gouvernement de Macao proviennent de la fiscalité sur les jeux, une somme en augmentation constante. Les questions des habitants fusent : «Comment est dépensé cet argent ? Qui contrôle les appels d'offres ? Qui sait où va l'argent de la Fondation Macao chargée de développer l'action culturelle avec un pourcentage des recettes des casinos ?...»
Pour l'heure, les deux Macao cohabitent : sur la bande côtière, les chantiers des casinos travaillent jour et nuit, les managers américains restent discrètement dans leurs complexes de villas, et les touristes se précipitent autour des tables de jeu. Quand on s'enfonce dans la ville, on retrouve ses ruelles étroites aux allures méditerranéennes, plus proches de Naples ou de Palerme que de Canton ou Hongkong, et ses coins de port de pêche aux ambiances dignes de Corto Maltese. Mais le premier a le vent en poupe et aura sans doute un jour raison du deuxième. Macao, une ville aux cinq siècles d'histoire, aura alors changé d'époque.
(source : liberation.fr/Pierre HASKI)