Comment faire fortune ? Vous avez le choix entre une vie de travail intense, l'attente hypothétique d'un héritage, un magistral coup de Bourse, une arnaque grandiose... Arrêtons là ! Vous hésitez ? Alors, sachez que chaque semaine deux millions de Français choisissent en même temps le rêve et la loi du moindre effort en jouant à l'Euro Millions. Est-ce stupide ? Déraisonnable ? Immoral ? Il faudrait le demander aux six personnes qui ont gagné entre 10 et 33 millions d'euros depuis le lancement du jeu, en février 2004.
La Française des jeux, entreprise qui honore ses engagements, ne déteste pas la publicité. Elle communique, donc. Une dépêche de l'Agence France-Presse nous apprend que le plus chanceux des gagnants en France c'est un couple de retraités et leur fils, qui ont gagné près de 34 millions d'euros avec un bulletin validé à Carmaux (Tarn), en mai 2004. Pascal, boucher à Bègles (Gironde), vient juste après, avec un gain de plus de 26 millions.
Conclusion : les Français jouent et gagnent. Ils jouent de plus en plus aux jeux de tirage et de grattage. Ils jouent en pariant sur les chevaux dans les bistrots, sur les champs de courses ou sur internet (sous la tutelle du PMU). Ils jouent aux machines à sous, à la roulette et au black jack dans les casinos. Ils jouent par millions et abandonnent des milliards...
En 2004, la Française des Jeux a réalisé un chiffre d'affaires record de 8,55 milliards d'euros, en progression de 9,8 % par rapport à 2003. L'entreprise assure ainsi, affirme-t-elle gravement, "sa mission d'ordre public conciliant le nécessaire renouvellement de son offre avec ses impératifs de sécurité et d'encadrement du jeu". Le PMU et les casinos ne sont pas en reste. Les Français ont misé au total 32,3 milliards d'euros en 2003.
Ils jouent de plus en plus, et ce refuge dans le jeu apparaît comme un bon thermomètre social. Ce dernier ne révèle pas de fièvre mais la certitude que la fortune dépend davantage du hasard que du travail. En somme, le jeu serait un placement raisonnable puisque le fameux "ascenseur social" est en panne (ce peut être, selon les cas, l'école, l'augmentation du pouvoir d'achat, le plein emploi, etc.). Plutôt que d'espérer et d'attendre que l'économie de marché reconnaisse un jour leur valeur, ils préfèrent investir dans une filière au slogan imparable et tentateur : "100 % des gagnants ont tenté leur chance."
A défaut de lendemains qui chantent (l'utopie politique a porté l'espoir durant des siècles) ou d'une confiance éperdue dans le libéralisme, ils désignent le jeu comme le plus sûr moyen de s'élever en une fraction de seconde au firmament de la richesse, même si ce pari n'est pas exclusif d'autres stratégies.
Rien de nouveau, direz-vous. L'homme a toujours joué. Oui, à cette différence près que la fièvre gagne aujourd'hui tous les milieux. C'est une religion, un opium doux. Les grandes institutions chargées de l'organisation de ces divertissements nous murmurent suavement de bien réfléchir, de penser à notre avenir, d'assurer notre confort. "Enrichissez-vous ! disent-elles. Jouez !" Reste à savoir comment. Avec modération ? A la folie ?
La littérature offre une piste dans cette affaire. Elle nous a légué deux modèles : Casanova (1725-1798) et Dostoïevski (1821-1881). Le premier, inoubliable aventurier et noceur, fit la chronique de sa vie dans une langue française à la hauteur de son énergie. Joueur, il l'était consubstantiellement car il n'était que jeu, ce jeu qui lui permettait de rouler carrosse et de vivre par éclipses comme un prince. De sa vie, outre ses talents de séducteur, sa faim insatiable et ses filouteries, on peut retenir cette philosophie : jouer pour gagner, gagner pour dépenser, dépenser sans compter.
Jouer était son art de vivre, sa manière de défier la fortune, de forcer sa chance. Il gagnait, remerciant le sort ; il perdait avec panache, en libertin assuré que la roue tourne. Jamais il ne se démontait. Son œil restait froid, et son visage poudré.
Dostoïevski, au contraire, jouait sa vie à la roulette. Dans la fièvre et les tourments, l'angoisse et le désespoir. Il jouait en anticipant des gains qui s'évaporaient au fur et à mesure. Il jouait comme on se torture, gagnant, perdant, regagnant, perdant tout et chavirant. Tout en nerfs ébranlés, en transe, regrettant de ne pas savoir se dominer ni mieux maîtriser ce qui ne peut l'être. Le jeu était une perte, vertige et abîme. Le jeu était sa Passion.
Cela dura dix ans et lui coûta cher. Dans une lettre à sa femme, il tira lui-même la conclusion de son long cauchemar : "Maintenant, au travail et à la peine, à la peine et au travail ! et je montrerai encore de quoi je suis capable."
A ce jour, le modèle Casanova a périclité. Le modèle Dostoïevski perdure. Il a surtout enfanté une nouvelle race de joueurs qui rêvent de faire sauter la banque. Les modestes convoitent un gain éternel que la loterie leur verserait sous forme de mensualités. Les ambitieux espèrent le pactole, l'énorme pactole : un tas d'or à faire frémir les riches.
Dans ce désir violent, il y a de la croyance. Une dernière croyance dont l'Etat reste le maître. N'est-ce pas Balzac qui parlait du jeu comme d'une "passion essentiellement imposable" ? La Française des jeux nous fait utilement savoir que le Trésor public recevra 2,3 milliards d'euros sur les mises jouées en 2004.
(source : lemonde.fr/Laurent Greilsamer)