Oubliez le clinquant Deauville, le Parlement vient d’adopter une loi prévoyant de nouvelles ouvertures de casinos afin de « réduire les inégalités territoriales ». Mais qui les fréquente ? Reportage au casino d’Enghien-les-Bains, parmi des Français précaires mais bien décidés à continuer de miser malgré le contexte économique difficile.
Dans le grand atrium de l’entrée du casino, situé sur les bords du lac d'Enghien-les-Bains (Val-d’Oise), Véronique attend son tour avec impatience. Elle a des étoiles plein les yeux devant la décoration hétéroclite du lieu, mélange d’une ambiance marine mêlée au vernis de Las Vegas et ornée d’une parure de Noël. La Picarde a une heure trente de route dans les pattes mais l’excitation prend le dessus sur la fatigue en ce soir de semaine. Après avoir réglé sa place – puisqu’il s’agit d’un des seuls casinos de France où il faut s'acquitter de la somme de 16 euros pour y accéder –, la soirée festive avec sa sœur et son conjoint peut enfin commencer.
« C’est notre première fois à Enghien. Vu la réputation, on avait hâte de découvrir comment c’était fait… L’intérieur des casinos, c’est ce qu’on préfère ! », précise-t-elle d’emblée. Pour cette femme de ménage en invalidité professionnelle depuis peu à cause de problèmes de santé qui ne lui permettent plus d’exercer un métier éprouvant physiquement, pas question de trop dépenser ce soir. Vingt ou trente euros feront l’affaire. « On ne peut pas se permettre de mettre plus, vu la conjoncture économique », regrette-t-elle.
La cinquantenaire raconte pourtant que son « truc », c’est de faire « la tournée des casinos », en dressant fièrement l’inventaire des établissements qu’elle a déjà « visité » – souvent à l’occasion de vacances, même si ces dernières « sont devenues de plus en plus rares ». Véronique pourra bientôt en ajouter à sa liste puisque le Parlement vient d’adopter une proposition de loi « visant à réduire les inégalités territoriales pour les ouvertures de casinos ». Sur les 196 communes françaises accueillant aujourd’hui un casino, l’offre est « inégalement répartie sur le territoire qui se concentre principalement au bord de mer et dans les zones urbaines », insistait le ministre des Collectivités territoriales et de la ruralité Dominique Faure en préambule du vote.
« ON A BIEN LE DROIT DE VIVRE »
Des établissements devraient donc prochainement s’implanter dans des petites villes comme Cluny, en Saône-et-Loire ou Aurillac, dans le Cantal – très loin du faste de Vegas. Pour Jean-Pierre Martignoni, qui étudie les joueurs et leurs motivations depuis plus de vingt ans, les casinos se sont déjà fortement implantés ces dernières décennies et donc à travers ce mouvement, ils se sont largement « démocratisés ». « Dans les petites et moyennes villes, ce sont quasiment les seuls lieux d’accueil ouvert non-stop et ils constituent souvent la sortie du samedi soir. C’est aussi un univers où on se sent en sécurité, par les temps qui courent ce n’est pas négligeable », observe-t-il.
Du côté du casino d’Enghien, véritable poumon économique de la ville et premier de France en termes de chiffre d’affaires, il n’y a pourtant pas foule. La faute à un soir de semaine, moins propice aux excès que le week-end ? Rien à voir répondent les habitués. « Ces derniers temps, avec l’inflation, il y a moins de monde. Avant il fallait faire la queue pour pouvoir s’installer sur une machine à sous. Là, vous voyez, il y a de la place partout », constate en sirotant un cocktail au bar un couple de jeunes retraités qui fréquente ce lieu deux fois par mois. « C’est notre petit plaisir… On a bien le droit de vivre quand on a mis de côté toute sa vie » confie Marilyn, ancienne auxiliaire de crèche. Avant d’ajouter : « Mais on reste raisonnable, on ne va pas se ruiner. Pas plus de cent euros la soirée. »
Bruno, son compagnon, acquiesce : « Il y a des priorités. On ne dépense pas grand-chose pour nous en dehors de ça. » « Quand je fais les comptes mensuels, je mets le casino : ça fait partie du budget », complète cet ancien militaire, avant d'entamer une diatribe contre l’augmentation des prix de l’électricité et « les politiques qui ne tiennent pas leurs promesses ». Le sociologue spécialiste du « gambling » contemporain a pu constater au cours de sa carrière que les joueurs de casinos sont souvent « comptables de leur jeu avec une précision incroyable, en tenant des statistiques par exemple, car ils savent qu’ils ont des moyens limités ».
Loin des jeux de tables qu’on appelait à l’époque « les jeux nobles » et désormais privilégiés par le public le plus jeune de l’établissement, on retrouve l’espace le plus populaire du casino : celui des machines à sous. « S’il y a désormais une grande mixité sociale dans les casinos, c’est notamment grâce à la montée en puissance des machines à sous », indique Jean-Pierre Martignoni. On y croise les personnes aux petites mises de départ – et donc souvent les plus précaires –, tout de même prêtes à débourser cinquante, cent, parfois deux cents euros. « C’est un jeu simple, intégrateur. Les gens apprécient de pouvoir joueur à un jeu qui ne nécessite pas de compétences particulières, souligne-t-il. N'importe qui peut jouer : c'est important pour les classes populaires quand elles estiment qu’il y a une inégalité à la naissance. »
« JE ME GARDE 500 EUROS POUR VENIR JOUER »
Aïcha, « comme la chanson », est installée depuis plus d’une heure devant l’une de ces machines. L’aide soignante de 55 ans a pris les transports depuis Puteaux pour profiter de sa sortie mensuelle. « Chaque mois, quand je fais mes comptes je prévois le loyer, les courses, la carte navigo… et je me garde 500 euros pour venir jouer », explique celle qui a un salaire d'environ 2 000 euros, en constatant avec agacement que la machine sur laquelle elle tapote en continu affiche un gain en chute libre. La joueuse, jadis bien plus régulière, dit « s’empêcher » de venir plus souvent, « sinon c’est l’addiction ». Encore émerveillée, elle raconte avoir déjà gagné un sacré jackpot : « 6 900 euros, il y a dix ans ». Alors forcément, ça donne envie de revenir...
« Les classes populaires, du fait qu’elles ne sont pas fortunées, ont toutes les raisons de venir jouer », souligne le sociologue, avant de nuancer : « Mais les gens qui ont les plus bas revenus, tout comme ceux qui ont les plus hauts, sont ceux qu’on voit le moins dans les casinos parce qu’il faut un minimum d’argent pour jouer. » Au cours de ses études de terrain, le chercheur a tout de même pu constater que les personnes qui touchaient entre 1 000 et 1 500 euros par mois représentaient environ 24 % de la population dans les casinos – 20 % pour des salaires se situant entre 1 500 et 2 000 euros et même 12 % pour des revenus inférieurs à 1 000 euros.
Si l’attrait pour l’argent, omniprésent dans les casinos – jusqu’au bruit des pièces reconstitué – représente l'une des motivations principales pour les joueurs, Jean-Pierre Martignoni a pu en observer des dizaines d’autres. Certains s'y rendent « pour s'amuser », « se vider la tête » ou « sortir de la solitude ». C’est le cas d’Isabelle, septuagénaire venue en voiture depuis Creil à 80 km de là – soit deux heures aller-retour. Assise depuis un long moment au milieu des écrans de jeu, elle observe silencieusement ce théâtre de lumière, sans participer.
« Comme d'habitude, j'ai perdu mon argent. Je ne gagne jamais », bronche-t-elle. Mais on comprend rapidement que ce qui déçoit cette retraitée réside davantage en l'absence de rencontre effectuée pendant la soirée. « Les gens ne causent plus beaucoup », déplore celle qui est obligée de faire des ménages quelques heures par semaine pour finir le mois. « Je ne me plains pas, faut bien gagner sa croûte », avant d'embrayer sur « la vie chère ». La soirée lui aura coûté près de 250 euros, en comptant le parking. À cela, il faudra rajouter l'essence. « M'enfin, faut bien passer le temps », lâche-t-elle en soufflant, avant de repartir.
(source : marianne.net/Marion Rivet)