Le PDG Dominique Desseigne, bientôt 77 ans, peine à passer la main à ses enfants. Plus que la crise, la chaîne d'hôtels et casinos souffre d'une gestion conservatrice et d'une gouvernance loue. Avec Accor à l'affût.
Le groupe Barrière rate un tournant de génération
Officiellement, tout va bien. Dominique Desseigne a même pris la peine d'interrompre un séminaire interne, le 15 avril, pour le confirmer à Challenges. « Je partage la même vision que mon fils Alexandre, qui vient de nous faire une présentation brillante, dit-il. D'ailleurs, je viens de le nommer directeur de la stratégie et du développement, en accord avec le conseil d'administration où siège mon ami Marc Ladreit de Lacharrière qui, je l'espère, restera encore très longtemps notre actionnaire. »
Le groupe d'hôtels de luxe et de casinos (Deauville, Cannes, La Baule, Enghien-les-Bains…) traverse une période difficile depuis le début de l'épidémie de covid. Les salles de jeux sont fermées, les hôtels sont vides. En raison de pertes de plusieurs millions qui s'accumulent chaque mois, Dominique Desseigne a stoppé la plupart des travaux de rénovation et supprimé 187 emplois dans ses établissements, en sus des mesures de chômage partiel. Après avoir obtenu 120 millions d'euros de liquidités via deux prêts garantis par l'Etat, il est en train d'en négocier un nouveau de 50 millions d'euros avec ses banques. L'endettement du groupe dépassera les 400 millions.
Discrétion familiale
Mais pour autant, le péril n'est pas là. Si l'on en croit un récent audit réalisé
à la demande du comité d'entreprise, « la situation du groupe et son avenir sont loin d'être si alarmants que la communication ne veut le laisser entendre », précise le document. Le tribunal de Pontoise vient d'ailleurs de donner raison à la CGT, qui exigeait que le groupe Barrière paie l'intégralité de leur treizième mois à ses salariés. Les primes de participation et d'intéressement ont aussi été gelées par l'employeur.
Dans ce groupe familial, où les employés comme les dirigeants se succèdent de père en fils, et où le personnel des hôtels a vu grandir, vieillir et parfois mourir les membres de la famille Barrière-Desseigne, c'est plutôt la gouvernance qui inquiète aujourd'hui.
« Dominique Desseigne, 77 ans, pense que son fils Alexandre, 33 ans, n'est pas capable de diriger le groupe, révèle un ancien cadre. Il compte se maintenir jusqu'à l'âge de 85 ans, mais ce n'est pas gagné car il montre parfois des signes de faiblesse et des absences. Mais aussi car il n'est pas actionnaire du groupe lui-même. Il a juste l'usufruit des actions appartenant à ses deux enfants, jusqu'à leurs 33 ans, soit 60 % du capital. »
Pour l'heure, le père et le fils gardent leurs différends pour eux, ainsi que Joy, 30 ans, qui vient d'entrer au conseil d'administration comme censeur sans droit de vote. En demandant à Alexandre de se consacrer à la stratégie, son père l'a en réalité écarté de l'opérationnel alors qu'il était directeur général des hôtels et restaurants. C'est désormais Vincent Arnaud, transfuge du groupe Accor qui prend ce poste-clé. Mais ce sont bien les deux enfants qui seront maîtres à bord dans quelques mois, quand la clause de l'usufruit, prévue dans le testament de leur mère Diane Barrière, prendra fin. A moins que l'homme d'affaires Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac), qui aime se décrire comme le premier actionnaire du groupe, avec 40 % des titres quand chaque enfant n'en détient seul que 30 %, ne s'impatiente lui-même. « J'ai confiance en Dominique Desseigne, qui n'est pas gâteux, affirme Ladreit. Quant à ses enfants, nous leur disons comme à mes propres enfants que le patrimoine s'hérite, mais pas les fonctions ! »
Exaspération actionnariale
Un administrateur révèle, sous le couvert de l'anonymat, qu'en réalité le patron de Fimalac est exaspéré par la gestion peu audacieuse du groupe, qu'il juge trop patrimoniale. « On lui a fait croire à la poupée qui tousse, résume un vétéran du monde des casinos. Ladreit croyait aux diversifications dans les jeux en ligne et à l'international, mais toutes ces tentatives ont été des fiascos, ainsi que la gestion du Fouquet's, l'une des pépites de Barrière, devenu un gouffre financier. »
L'histoire se répète. En leur temps, Paul Dubrule et Gérard Pélisson, à la tête du groupe Accor, qui a détenu jusqu'à 49 % de Barrière, se plaignaient de voir une si belle entreprise aussi frileuse. « Desseigne est un ancien notaire, il ne rêve pas de devenir le leader mondial des re-sorts hôtels-casinos, mais de préserver les biens de sa famille et d'en protéger le contrôle » , déplore un banquier d'affaires, qui parie sur le départ de Lacharrière.
L'affaire prend un tour singulier quand on apprend que Nicolas Sarkozy, qui siège au conseil d'administration à la demande de son ami Dominique Desseigne, semble partager l'impatience de Marc Ladreit de Lacharrière auquel il vouait pourtant une rancune tenace pour avoir soutenu François Fillon en 2017. « Sarkozy, qui a tout compris de ce secteur, est aussi au board d'Accor, qui a toujours rêvé de mettre la main sur de beaux palaces français » , assure un avocat parisien. L'inusable ancien président de la République n'aurait pas beaucoup de mal à trouver un nouvel avenir à Barrière si ses dirigeants n'y arrivaient pas seuls.
Rien ne va plus pour les casinos
« Entre nous, on se demande souvent si les clients fidèles des machines à sous, qui ont souvent plus de 70 ans, seront de retour après l'épidémie », confie une croupière d'un casino de la Côte d'Azur. En plus de décimer la clientèle, le covid a balayé cette industrie moins prospère qu'on l'imagine, qui aura dû fermer ses salles plus de 30 semaines en 2020.
Faute d'avoir investi à temps dans le poker en ligne, seul jeu d'argent sur Internet légal en France, les casinotiers traditionnels n'ont pu compter sur ce débouché lors des confinements. Alors que les bureaux de tabac ont pu écouler des millions de cartes à gratter de la Française de Jeux pendant la même période…
(source : challenges.fr/Jean-François Arnaud)