Manipulations, addictions, pressions... Pierre Lechaix a travaillé pendant six ans dans deux casinos en Normandie comme croupier, il en est sorti dégoûté. Avec le recul, il a souhaité raconter les coulisses pas vraiment glorieuses de son ex-métier. Témoignage.
Suppression des repères, pratiques incitatives et combines de croupiers : les établissements de jeu ont leurs petits stratagèmes pour nous plumer.
S'ils subissent aujourd'hui la concurrence de leurs équivalents en ligne, les casinos attirent toujours, malgré une récente baisse de fréquentation. La crise aidant, le jeu est encore, sinon une illusoire porte de sortie vers la "réussite", au moins un divertissement adopté par une population en manque de rêve.
Le problème, c’est la difficulté pour les plus mordus d’être conscients de ce point précis : les casinos ne proposent pas grand chose d’autre que du rêve.
Une mécanique bien huilée
Les promesses de jackpots de plus en plus importants, notamment avec les gains de machines à sous mutualisées entre plusieurs établissements, font pourtant apparaître le contraire. Si on a tous conscience en remplissant un billet de Loto de notre infime probabilité de gagner, les jeux de casino ont, eux, une particularité plus insidieuse : ils donnent l’impression aux joueurs de pouvoir y maîtriser leur chance.
Mais la mécanique des casinos, qui sont des entreprises et non des philanthropes, reste implacable et bien huilée. Conçus pour faire de l’argent, ils développent leur lot de pratiques et de secrets pour atteindre leur objectif. Certains sont visibles, d’autres plus sournois.
J'en ai moi même été témoin : en 2005, mon conseiller Pôle emploi, qui savait que j'étais un "oiseau de nuit", m'a conseillé une formation de croupier reconnue par l'État. J'ai ensuite travaillé pendant six ans dans deux casinos en Normandie, et j'en suis sorti assez dégoûté.
Avec le recul, j'ai aujourd'hui un regard très lucide sur la façon dont les casinos entretiennent à dessein l'addiction des joueurs.
Un environnement pour pousser au jeu
En tant qu’établissements dédiés au jeu, les casinos se doivent de promettre de l’amusement en attirant l’œil. L’efficacité des bonnes vieilles lumières clignotantes, des bruits des machines et des décors “luxueux” n’est, de ce point de vue, plus à prouver.
Bling-bling égal richesse, l’association se fait naturellement. Et puis si les machines font tout le temps du bruit, c’est bien qu’il y a des gens qui gagnent, non ?
Inutile d’être très observateur, par ailleurs, pour noter l’absence d’indicateurs de temps dans les salles. Les fenêtres sont rares et les horloges n’existent pas. Faites perdre aux gens leur notion du temps et ils ne feront plus le lien avec la réalité. Il ne leur reste plus qu’à jouer. Lorsqu’ils auront terminé, il devront d’ailleurs se sortir du dédale conçu pour les garder plus longtemps à l’intérieur.
Incitation et addictions
Jusqu’ici, pourrait-on se dire, c’est de bonne guerre. Mais les casinos se montrent volontiers plus fourbes.
Lorsque le personnel vous propose des boissons alcoolisées par exemple. Restauration, hôtellerie et casinos sont associés et le service est crucial dans l’accueil d’un client. Seulement, le but n’est pas tant de lui faire plaisir en lui servant son cocktail préféré que de voir ses inhibitions s’évanouir. Évidement, moins le client est raisonnable, mieux c’est.
Au risque de faire imprudemment converger des addictions qu’il ne fait pas bon cumuler. Même si tous les joueurs ne sont pas concernés, le lien entre jeu pathologique et alcoolisme n’est pas difficile à imaginer.
D’autres moyens pour encourager la clientèle sont mis en en oeuvre, tel que le système de "récompenses" pour les gros joueurs. Plus ils dépensent - on dit bien dépenser, et non gagner – plus ils peuvent espérer obtenir des cadeaux de la maison, allant de l’apéritif à la nuit d’hôtel. De nombreux casinos invitent ainsi leurs clients à des "dîners VIP" dans leur restaurant, en sachant parfaitement que la plupart ne repartiront pas sans jouer.
Les croupiers : complices ou victimes ?
Les croupiers sont un points essentiels : embauchés pour faire tourner la maison, ils sont formés à manipuler les joueurs et à mettre en pratique des techniques très précises.
Ces techniques sont nombreuses : par exemple, accélérer la cadence lorsqu'un client gagne afin que celui-ci s'emballe et joue encore plus. La ralentir lorsque celui-ci perd afin de lui donner l'illusion d'analyser et de contrôler le jeu...
Le fait de gérer l'état émotionnel des joueurs fait pleinement partie de la fonction de croupier. On apprend à être une véritable éponge et à s'adapter à tous les profils pour les faire jouer un maximum : on se montre impressionné par un flambeur, on encaisse les aigreurs des mauvais perdants.
On apprend aussi à ne pas trop "plumer" le client d'un seul coup, afin qu'il ne soit pas déçu par une seule soirée et qu'il continue à revenir.
J'ai été confronté à la misère humaine
Interdiction, donc, de freiner les ardeurs et les envies de jeu. Même si les joueurs sont au bout du rouleau, même s’ils s’avèrent être compulsifs ou visiblement en détresse.
Un barman, par exemple, arrête normalement de servir le client s'il est trop soûl. Nous, nous devons assister impuissant à la déchéance d'hommes et de femmes et même l'encourager. Je me rappelle de nombreux exemples qui m'ont marqué, comme cette mère de famille qui avait perdu près de 2.000 euros en une soirée et qui m'avait avoué avoir emprunté de l'argent à son fils pour continuer à jouer.
J'ai vu de nombreuses personnes craquer, pleurer, et même certaines menacer de se suicider.
Il arrive que, confrontés à une certaine misère humaine, des employés renoncent à la fonction dans une sorte de prise de conscience éthique. Ça a été mon cas : avec du recul, je me suis rendu compte que cette profession est caractérisée par un endoctrinement et une manipulation insupportables.
Les jeux en ligne : pas moins trompeurs
D’ailleurs, nombreux sont ceux, plus ou moins rompus aux jeux d’argent, qui se sont tournés vers le web pour jouer.
L’ARJEL (Autorité de Régulation des Jeux En Ligne) n’autorise pas les sites de casino en France, mais les opérateurs de paris sportifs, hippiques ou de poker en ligne ne font pas preuve de moins d’astuces pour attirer les mises.
Leur principale manœuvre est de faire miroiter des cadeaux et des bonus laissant penser qu’au final, il est possible de jouer chez eux sans dépenser. C’est sans compter que la plupart du temps, la première condition pour les obtenir est d’engager de l’argent de sa poche, et que le retour sur investissement est souvent bien faible… pour un risque d’addiction encore plus fort.
Pourquoi je ne remettrais plus jamais les pieds dans un casino
Malgré l'image "prestigieuse" que peuvent avoir les casinos, je vous assure qu'il est impossible d'y travailler en gardant une bonne santé mentale. Car sous cet habillement luxueux, c'est la misère qu'on y côtoie.
J'ai fini par me sentir coupable, par craquer moi aussi comme les joueurs que je m'attachais indirectement à ruiner. Je me suis rendu compte que le métier de croupier me forçait à profiter de la vulnérabilité des gens, et qu'il n'y avait rien de valorisant à cela.
Alors que j'étais à l'époque extrêmement libéral sur le sujet, je suis aujourd'hui fermement hostile à toute sorte de jeux d'argent, à part peut-être le poker qui ne dépend pas tout à fait uniquement du hasard et qui laisse sa chance à chacun.
Au casino, c'est toujours la maison qui gagne : le reste n'est qu'illusion et manipulation.
(source : nouvelobs.com/Anaïs Chabalier/Pierre Lechaix)