A 74 ans, l'ancien député RPR Georges Tranchant est à la tête de vingt-quatre casinos. Homme d'affaires au parcours atypique, il fait désormais partie des cent Français les plus fortunés
Surtout, ne pas se fier au ton bonhomme, aux yeux rieurs. L'homme sait mordre, ses ennemis vous le diront. Georges Tranchant, 74 ans, député RPR des Hauts-de-Seine pendant quinze ans, aujourd'hui président de la holding Finindusco, qui regroupe une quarantaine de sociétés et vingt-quatre casinos, vient d'intégrer le clan des cent plus grosses fortunes de France. "Mais franchement, assure-t-il, je m'en fous complètement." Père de six enfants, il conduit lui-même une Mercedes, vit dans la très sélecte villa Montmorency, à Paris, voisine - et copine - avec Carole Bouquet ou Sylvie Vartan, mais a installé les locaux de sa holding à La Plaine-Saint-Denis. La retraite ? Il refuse de dételer : "Mon hobby, ce sont les affaires, je mourrai un pied dans mon bureau." Et cite volontiers ce vers d'un poète : "Vous êtes aussi jeune que votre foi, aussi vieux que votre doute." Lui ne doute de rien.
De la Suisse à Saint-Domingue en passant par la France, 1 350 employés sont chargés de véhiculer les valeurs de Finindusco : "bon accueil et affectivité". Dans les casinos Tranchant, on perd son argent, beaucoup d'argent, mais avec le sourire. Cinquième groupe français, la société représente 10 % du volume du jeu en France. En 2003, le produit brut des jeux lui a rapporté 207 millions d'euros.
Le patron est un homme pressé et vorace. La construction de cette holding ne lui a pris que onze ans, après sa défaite aux élections législatives de 1993, dans les Hauts-de-Seine. Mais onze années passées à terrasser ses adversaires, à utiliser son réseau politique, à choyer les maires de province, à parcourir des milliers de kilomètres à bord de ses deux avions privés.
" C'est vrai, je suis copain avec les trois quarts du gouvernement actuel, reconnaît-il. Nicolas Sarkozy, je l'ai connu en culottes courtes. Evidemment, que ma notoriété politique m'a servi !" De toute façon, il n'a plus peur de rien. "J'ai vu la mort en face à 15 ans, explique-t-il, depuis, je ne m'effraie plus." Ses ennemis peuvent en témoigner, et ils sont nombreux : le groupe de casinos Partouche, rival honni ; l'ex-député (RPR) Jean Kiffer, maire d'Amnéville (Moselle) ; l'ancien juge d'instruction Thierry Fradin. Georges Tranchant a même bataillé contre Bernard Tapie, jusqu'à lui faire rendre grâce. Le produit, sûrement, d'une jeunesse aventureuse...
Orphelin de père à 7 ans, il vit à la ferme quand le maréchal allemand Von Rundstetdt contre-attaque, dans les Ardennes, en 1944. L'adolescent se retrouve alors coincé derrière les lignes allemandes, par des températures atteignant - 30 °C. Il rejoint les Américains, indique les ponts à faire sauter, joue du fusil, balance des grenades. "J'ai beaucoup tué,confie-t-il. J'ai même dû passer une nuit dans un tas de fumier pour me planquer. A 15 ans, j'ai perdu la crainte de qui que ce soit. Depuis, je me suis toujours considéré en sursis." Il reçoit la médaille du combattant volontaire et, nanti d'un simple certificat d'études, se lance dans le "business" d'après-guerre.
Après avoir été dépanneur au BHV, il crée sa première société d'électronique à l'âge de 18 ans, puis se rend aux Etats-Unis. A Princeton (New-Jersey), où il vient observer le laboratoire d'électronique, il est logé dans un pavillon attenant à la faculté. "Mon propriétaire était adorable, il jouait du piano et ne m'a jamais rien fait payer." Ce généreux musicien était professeur à Princeton, il s'appelait Albert Einstein. Mais le jeune Français ne l'a su que bien plus tard.
Revenu en France, il fait prospérer ses affaires. En 1959, il crée Tranchant electronique, puis Techni Import, et décide de se lancer dans la politique. En 1978, il est élu député, à Asnières (Hauts-de-Seine) : "Je venais de faire la campagne de Giscard d'Estaing. Les étiquettes, je m'en foutais. Je suis de droite, je combats la gauche."Raisonnement basique, efficacité maximale, le voilà lancé en politique, au point de prendre la tête de la commission des finances à l'Assemblée nationale.
Ses activités économiques sont mises en sommeil jusqu'à sa rencontre avec Bernard Tapie, en 1982. Au début, le courant passe bien entre ces deux aventuriers, hâbleurs et fortunés. "Il m'était apparu comme un gars sérieux, se souvient M. Tranchant. On a donc repris ensemble une société distributrice de Toshiba, à travers une filiale commune." Bernard Tapie devient député. "Il se moquait de moi, à l'époque, se rappelle Georges Tranchant, il me disait : "T'es con de faire de la politique." Quand il a été élu, je lui ai dit : "Voilà, t'es aussi con que moi.""
En 1991, Georges Tranchant apprend par un policier que son associé lui aurait subtilisé 15 millions de francs. L'explication entre les deux hommes est restée dans les annales de l'Assemblée nationale : "Tapie m'a balancé : "Je t'emmerde, on est au pouvoir", raconte l'industriel. Puis il m'a fait un doigt d'honneur, en me lançant : "Va te faire enc..." Là, je me suis dit qu'il allait toute sa vie se souvenir de moi."
S'estimant floué, Georges Tranchant porte plainte. Devenu ministre, Bernard Tapie est inculpé de complicité et recel d'abus de biens sociaux. En juin 1992, il est contraint de quitter le gouvernement. Inquiet pour son "protégé", le président de la République, François Mitterrand, appelle M. Tranchant : "Le président me dit "Tranchant, qu'est-ce que c'est que cette histoire ?" Je lui ai répondu que si Tapie me remboursait, je retirais ma plainte. Il a remboursé, tout est rentré dans l'ordre."
L'épisode a laissé des traces. Aux yeux de M. Tranchant, Bernard Tapie est un "voyou, structurellement malhonnête, extraordinairement menteur". Ce dernier rétorque que le cas de son ex-associé l'intéresse autant que "la masturbation des coquillages à marée basse". Au-delà, l'ancien homme d'affaires devenu comédien affirme avoir été victime d'une "bande organisée". "Ce n'est pas ce que le RPR a fait de mieux, précise-t-il. La meilleure preuve de l'existence de cette bande, à laquelle appartenaient Tranchant et Charles Pasqua, c'est que, dès que j'ai versé la somme, j'ai eu un non-lieu. A l'époque, Georges Tranchant jouissait d'un pouvoir incommensurable sur la police et la justice. Pasqua avait un réseau très efficace. Pas un mec en France ne sait qui est vraiment Georges Tranchant."
Celui-ci avait déjà préparé sa reconversion industrielle bien avant cette affaire. En 1986, il apprend qu'une loi autorisant les casinos à exploiter des machines à sous va voir le jour. Il décide donc de faire agréer une société qu'il avait laissée en sommeil. "J'ai eu les plus grandes difficultés, parce que j'étais élu RPR. Pasqua, alors ministre de l'intérieur, me dissuadait de me lancer là-dedans. J'ai dû menacer de démissionner du parti pour obtenir gain de cause. C'est ça, la différence entre la gauche et la droite : la droite fait des complexes quand il s'agit de rendre service aux siens, pas la gauche !"
En mai 1988, quand la loi entre en vigueur, Georges Tranchant est le premier à importer des machines à sous. Mais 300 d'entre elles restent bloquées par les douanes, cette même année, lorsque le socialiste Pierre Joxe succède à Charles Pasqua au ministère de l'intérieur. Le nouveau ministre, opposé aux jeux, refuse de dédouaner les machines de M. Tranchant. "C'est Pierre Bérégovoy -futur premier ministre socialiste- qui a débloqué la situation, explique l'industriel. Il était mon voisin de bureau à l'Assemblée. Un jour, je lui avais même prêté mon fax, il n'en avait pas. Nommé ministre de l'économie, il a fait dédouaner mes machines."
Georges Tranchant crée ses deux premiers casinos, Dunkerque et Amnéville, en rachète d'autres et exploite ses machines à sous. Le groupe de Georges Tranchant est sur les rails. Battu aux législatives de 1993, ce dernier renonce définitivement à la politique. Lui qui n'est pas joueur se lance dans l'univers du jeu. Sans craindre d'y perdre sa réputation. "Est-ce que j'ai l'air d'un mafioso ? demande-t-il. Les casinos, c'est un monde contrôlé. Il n'y a pas de cocaïne, pas de mitraillettes, tout est clean. Une caisse noire, c'est quasi impossible. Les machines à sous assurent 95 % des recettes, on ne peut les trafiquer. Et s'il y a eu des soupçons de corruption, il n'y a jamais eu de preuves." Le groupe fabrique ses machines, les importe, puis les installe dans ses établissements. Pareille autarcie économique génère bien des suspicions...
Un juge d'instruction de Montluçon (Allier), Thierry Fradin, a tenté de mieux comprendre le mécanisme. M. Fradin, aujourd'hui magistrat à la 16e chambre correctionnelle de Paris, a même renvoyé, en septembre 1999, l'industriel devant le tribunal correctionnel, après l'avoir fait écrouer pendant quinze jours à la maison d'arrêt de Montluçon. Il le soupçonnait d'avoir versé un pot-de-vin de 2 millions de francs à l'ancien maire de Néris-les-Bains, Henri Yermia, en marge de l'acquisition du casino local.
Finalement, en novembre 1999, Georges Tranchant a obtenu un non-lieu de la chambre d'accusation. "La transparence exigée n'est pas de mise dans cet univers, déclare Thierry Fradin. Une machine à sous est amortie en quinze jours, la mafia est très présente dans le jeu."M. Tranchant ne décolère pas : "Ils ont fabriqué un roman ! accuse l'entrepreneur. Je me suis retrouvé au gnouf, j'étais en cellule avec un assassin ! Je n'ai jamais versé un sou au maire, il n'y avait que l'invention du juge."
Pure invention, vraiment ? Trop simple. Le magistrat avait tenté de percer l'opacité du système. Dans son dossier d'instruction, il disposait ainsi d'un témoignage, recueilli le 18 novembre 1993 par le juge Sampieri, à Marseille, qui enquêtait sur la tentative d'achat du casino de Menton. Un ancien avocat, Alain Verbyst, y détaillait ce qu'il assurait être les pratiques du groupe Tranchant. Il dénonçait des fonctionnaires de la section courses et jeux des renseignements généraux (RG), qui auraient, selon lui, "bénéficié des largesses de M. Tranchant, qui en retour bénéficiait des informations en ayant les rapports de la commission des jeux". M. Tranchant était présenté comme le chef d'orchestre d'une nébuleuse de sociétés - installées pour quelques-unes en Suisse -, toujours prêt, grâce à son entregent et aux informations dont il disposait, à déstabiliser ses concurrents.
"C'est vrai, je connais bien ces fonctionnaires des RG, admet-il. Ils n'ont rien à se reprocher, ce sont de bons techniciens." A la direction centrale des RG, où 270 policiers sont chargés d'enquêter sur les 184 casinos de France, on parle d'un "monde étroitement surveillé, Tranchant étant un opérateur comme les autres". Fort de son non-lieu, l'ex-député a contre-attaqué. Il a déposé une plainte contre le juge Fradin, pour séquestration arbitraire. Cette procédure est toujours en cours.
"Cette histoire était montée de toutes pièces, argumente M. Tranchant. Comme ils voulaient prouver que l'argent allait au RPR, Arnaud Montebourg, actuel député PS et avocat, s'est mis dans le dossier pour agresser Jacques Chirac. C'est une machination." Le juge Fradin, lui, n'en démord pas : "J'ai toujours assumé mes décisions en toute indépendance", dit-il.
Outre les quinze jours de prison, cet épisode judiciaire a causé un tort considérable aux affaires de M. Tranchant. Pendant de longs mois, le ministère de l'intérieur ne lui a plus délivré aucune autorisation de reprise de casino. Cinq ans plus tard, la holding Finindusco est à nouveau florissante, et son patron s'est déniché de nouveaux ennemis. Le groupe Partouche, tout d'abord, et ses 43 casinos. Sur chaque rachat d'établissement, la concurrence est féroce.
Autre adversaire : Jean Kiffer, l'ex-député et maire d'Amnéville-les-Bains, où se trouve l'un des casinos les plus lucratifs du pays. M. Kiffer a décidé d'exproprier le groupe Tranchant, pour confier la gestion de l'établissement à une régie municipale. Une première en France, un véritable séisme dans le monde du jeu si, d'aventure, l'élu parvenait à ses fins. "Le casino dégage 15 millions d'euros d'excédents par an, explique M. Kiffer. On a créé 1 300 emplois ici. Mais le groupe n'a jamais investi, il se contente de prendre notre argent. Moi, j'ai un vrai projet. Georges Tranchant est un type impossible à vivre, il a laissé un hôtel quatre étoiles en friche, et la structure de sa société est opaque."
L'intéressé se contente de rappeler que Jean Kiffer a été mis en examen, en 2003, pour prise illégale d'intérêt. Surtout, l'industriel a déjà la tête ailleurs. Aux Pays-Bas, où il veut se développer. A Bâle (Suisse), où son établissement engrange les bénéfices. Aux Etats-Unis, dans les réserves indiennes, mais aussi à Lille, Toulouse. Surtout, ne jamais s'arrêter. D'autant que la relève est assurée : ses trois fils dirigent déjà les principales branches de son groupe. Prêts à en découdre.
(source : lemonde.fr/Gérard Davet)