Les accros du jeu prennent d'assaut les centres de désintoxication et suscitent l'inquiétude des médecins.
Témoignages
Les accros du jeu prennent d'assaut les centres de désintoxication et suscitent l'inquiétude des médecins. Témoignages
«Les machines à sous ont foutu ma vie en l'air. J'ai claqué l'héritage de mon père (1,6 million de francs) et une partie de ma santé.» Alain (Les prénoms des personnes ne sont pas fictifs, seuls les noms ont été occultés) ne cache plus rien, il sait qu'il a tout perdu: son argent, son appartement, son travail, sa femme et ses amis. Il a 52 ans et fréquente le Centre de prévention du jeu excessif «rien ne va plus» à Genève. Sylvie, elle, a failli perdre la vie. Après une rapide descente aux enfers l'année dernière, elle s'est retrouvée au service de réanimation du CHUV à la suite d'une tentative de suicide. Aujourd'hui, Sylvie a 69 ans et suit une thérapie de désintoxication du jeu. Encore fragile, elle remonte doucement la pente. Comme Alain, elle est suivie par un médecin spécialisé. Sa passion pour les jeux d'argent électroniques l'a marquée dans sa chair. «Quand j'ai commencé à vraiment jouer, je ne pensais qu'à ça: le matin, le soir, la nuit. Après six mois, c'est devenu une obsession. Ma vie tournait autour de cette machine. Je mangeais de moins en moins. A la fin, j'ai perdu tout mon argent et j'ai commencé à dépérir. Puis j'ai plongé, comme ça, d'un coup. Je ne savais plus qui j'étais, j'ai très vite perdu la tête. J'ai pris des médicaments... et je me suis alors retrouvée une nuit aux urgences, puis en cure de désintoxication. Si j'avais su que j'allais tomber si bas...»
Contrairement à la chute brutale de Sylvie, Alain a glissé doucement dans cet enfer. Mais, après vingt ans de jeu, il avoue avoir été complètement lessivé: «J'ai toujours aimé jouer aux cartes, depuis tout jeune. Puis j'ai essayé le backgammon et la roulette. Mais ce qui m'a terrassé, ce sont les machines à sous. Là, j'ai tout claqué. Il a fallu que je perde mon travail pour que je me rende compte de mon état de dépendance. Puis ma femme m'a quitté. Maintenant, j'habite dans un petit studio et je cherche un nouveau job. Je n'ai plus rien. J'ai même grillé le 1,6 million de francs de l'héritage...»
Les machines à sous sont une mine d'or
Aujourd'hui, la Suisse héberge 8520 machines à sous selon le dernier recensement de la Commission fédérale des maisons de jeu (CFMJ). Elle affiche aussi la plus grande concentration de casinos d'Europe. Du vide, elle est passée à la profusion, en deux ans seulement. En plus de ces milliers de bandits manchots, la Loterie Romande a réparti 560 Tactilos dans 280 bars de Suisse romande. Les industriels du jeu de hasard ont compris que l'offre crée la demande.
Les machines à sous sont une mine d'or pour les maisons de jeu. La roulette, elle, ne fait qu'assurer le prestige. Au Casino de Montreux, les bandits manchots représentent 80% du résultat total. Au Tessin, le Casino Admiral de Mendrisio, le premier à clôturer ses comptes et le plus rentable du pays, a engrangé 81 millions de francs depuis son ouverture en octobre 2002. Airport Casino Basel AG table sur un revenu de 66 millions. De son côté, la Loterie Romande a gagné 80 millions de francs en une année uniquement grâce à son armada de Tactilos. Pas de doute, l'industrie du jeu helvétique commence à brasser beaucoup d'argent. Et l'Etat est le premier bénéficiaire de cette manne. Au Tessin, par exemple, la Confédération et le canton vont ainsi se partager une enveloppe de 47 millions de francs. Mais ce marché très lucratif provoque aussi d'importants dégâts.
Du côté du corps médical, on s'inquiète des ravages croissants du jeu pathologique. «On commence à être débordé, explique Laurence Aufrère, responsable de la consultation au Centre de jeu excessif (CJE) à Lausanne. Pour pouvoir absorber la demande, nous espaçons nos consultations thérapeutiques. Il est toujours plus difficile de suivre nos patients.» Les chiffres sont clairs.
Les médecins sont débordés
Le CJE avait 58 patients en 2002, il traite aujourd'hui près de 130 personnes. En une année, la demande de soin a doublé alors que le budget du centre lausannois est resté inchangé. Même constat à Genève. Depuis la rentrée scolaire, le Centre de prévention du jeu excessif «rien ne va plus» près de Plainpalais croule sous les appels téléphoniques. «Il arrive que des personnes désespérées viennent directement frapper à la porte du centre, sans rendez-vous, remarque Yaël Liebkind, responsable du centre de prévention genevois. Ces gens sont dans un tel état de détresse qu'il faut parfois les envoyer en urgence aux services de psychiatrie de l'hôpital.»
Si, pour la majorité des gens, le jeu reste une activité récréative, il développe chez d'autres une pathologie: jouer devient alors une maladie ou une dépendance qui se traduit par une impulsion incontrôlable à miser de l'argent. D'après une étude des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG)**, 0,8% de la population adulte en Suisse – soit 40 000 personnes – est susceptible de glisser dans l'enfer du jeu de hasard. «Pour un joueur pathologique, parier constitue une source d'excitation et de détente qui domine entièrement sa vie. Des problèmes financiers importants découlent de cette activité: les joueurs commettent souvent des actes illégaux tels que falsifications, fraudes, vols ou détournements d'argent pour financer la pratique du jeu», remarque Guido Bondolfi, psychiatre aux HUG et coauteur de cette étude.
L'expérience d'Alain confirme ce propos. «Un soir, j'étais tellement pris par le jeu que j'ai commencé à voler. On m'a retrouvé cul par-dessus tête en train de piquer dans la caisse. Je n'avais même pas vu qu'il y avait des caméras de surveillance. Et, bien sûr, on m'a chopé. C'était la première fois que ça m'arrivait. Je n'étais plus moi-même. J'avais juste touché le fond.»
«Vous êtes comme possédé»
Sylvie n'a pas volé d'argent pour jouer mais elle a très vite commencé à perdre la tête: «Je me sentais bien pendant que je jouais. C'est comme une drogue, je crois. Je pensais simplement récupérer ce que j'avais perdu la veille, avec un petit gain supplémentaire, histoire de me refaire. Je ne voyais pas le temps passer. Le lendemain, je me réveillais et je me sentais mal, comme si j'avais la gueule de bois. Les gens autour de moi sentaient que je n'allais pas bien, mais ils ne savaient pas que je jouais. On cache, on ment, on s'enfonce tout seul. De l'extérieur, on ne le voit pas, mais à l'intérieur, on perd complètement la tête. Vous n'imaginez pas le nombre de personnes qui sont dans ma situation mais qui n'osent pas le dire. C'est pire que la drogue, car on n'a pas l'excuse de s'injecter quelque chose. Ça rentre en vous, vous êtes comme possédé, et ça vous transforme complètement.»
(source : letemps.ch/Florencio Artigot)