quarante casinos supplémentaires en quinze ans, la dérive des comportements de dépendance et l'impossible sevrage expliquent l'irrépressible besoin de jouer que ressentent les "accros" aux machines à sous.
Bien en évidence , à l'entrée de quelque 70 des 176 casinos français, figure depuis trois mois un édifiant "avis aux personnes interdites de jeux". Dans l'éventualité où l'une d'elles "chercherait à enfreindre cette interdiction", le texte prévient qu'elle "ne pourra obtenir le paiement des gains qui résulteraient de ses mises (...)".
En pratique, les indésirables - qui, dans la très grande majorité des cas, ont eux-mêmes sollicité l'interdiction qui leur est faite - ne pourront être confondus que s'ils gagnent une somme supérieure à 150 euros aux machines à sous, puisque le paiement des gains inférieurs à cette somme n'exige aucune pièce d'identité.
A l'origine de cette démarche, Casinos de France, l'un des syn- dicats représentatifs de la profession, entend "responsabiliser" les joueurs invétérés et "lutter en amont" contre les comportements de dépendance.
Les montants perçus, promet l'organisation patronale, seront reversés "au profit d'œuvres caritatives".
L'association SOS-Joueurs n'a guère apprécié cette mise au point. "Il s'agit d'un renversement du principe d'interdiction. On marche sur la tête !", s'indigne Armelle Achour, sa secrétaire générale, qui rappelle qu'aucun casino français, à l'exception de celui d'Enghien (Val-d'Oise), n'impose de contrôle d'identité à l'entrée des salles de machines à sous.
Dans ces conditions, les mesures d'exclusion volontaire, demandées par les joueurs eux-mêmes, ou administrative, visant les parieurs indélicats, sont pratiquement sans objet. En revanche, dans les salles de "grands jeux" (roulette, chemin de fer), la vérification est systématique à l'entrée. Quelque peu ubuesque, la mise en garde de Casinos de France présente au moins le mérite de lever le voile sur un malaise perceptible autour des 14 888"ban-dits manchots" recensés à travers le territoire.
Domaine réservé des casinos, l'essor des machines à sous au cours des quinze dernières années, consécutivement à la loi Pasqua de 1988, a permis de créer quarante établissements et de revitaliser certaines stations thermales un peu oubliées, mais il a également engendré une nette augmentation des cas d'abus de jeu. Ce terme désigne pudiquement les personnes incapables de refreiner leur penchant pour les jeux d'argent et pour lesquelles la demande d'interdiction volontaire de casino apparaît souvent comme la seule protection efficace.
En 2002, 2 060 mesures d'exclusion ont été prononcées par le ministère de l'intérieur - leur durée est de cinq ans -, alors que 400 seulement avaient été sollicitées en 1993. "Dans 80 % des cas, on peut considérer qu'il s'agit d'amateurs de machines à sous", indique-t-on place Beauvau. Actuellement, 7 000 joueurs seraient volontairement interdits de casino. Quant au nombre d'exclusions administratives, il est inférieur à cent par an.
Alors que l'attrait du tapis vert stagne, voire régresse, les jeux de rouleau (il faut aligner une rangée d'icônes identiques pour gagner) ou électroniques (le fameux vidéo-poker simule une partie de cartes) attirent un public nouveau et représentent désormais 92 % du chiffre d'affaires brut des établissements français, qui atteignait 2,5 milliards d'euros en 2002 selon Casinos de France.
Dans les salles de machines à sous, où l'on peut généralement entrer sans costume ni cravate, la mise est apparemment modeste (1 ou 2 euros la partie). "Le danger, précisément, vient de là. On peut jouer frénétiquement, en rafale, et tout s'enchaîne très vite", raconte un couple de quadragénaires qui continue de fréquenter les salles du Sud-Ouest en dépit d'une mesure d'exclusion volontaire et d'"un lourd passif creusé à coups de crédits-revolving". "Lorsque je suis au casino, plus rien ne compte. C'est à la sortie que le cauchemar commence", écrit une femme à SOS-Joueurs, en prenant soin de fournir une adresse différente de la sienne "car ma famille ne sait pas tout", dit-elle.
"Ces gens sont très mal. Leur moteur n'est plus l'appât du gain - ils disent souvent que le non-paiement des sommes gagnées n'a rien de dissuasif - mais le simple fait de jouer. Certains se retrouvent avec 150 000 euros de dettes", insiste Armelle Achour.
Parmi les 1 274 demandes d'aide enregistrées en 2002 par SOS-Joueurs, près des deux tiers faisaient état d'une dépendance vis-à-vis des machines à sous. Les autres émanent de frénétiques des courses de chevaux, voire du jeu de grattage Rapido, et loin derrière des salles de jeu. Beaucoup réclament "que l'on trouve une solution pour -leur- interdire vraiment l'entrée des casinos". Quelques-uns ont même décidé d'aller en justice pour obtenir gain de cause...
"Il existe un réel problème avec les machines à sous, constate Bernard Besson, sous-directeur des courses et des jeux à la direction centrale des renseignements généraux. Nous avons demandé aux exploitants de salles de réfléchir à des solutions - techniques ou réglementaires - qui permettent de faire appliquer les mesures d'exclusion". Des contacts ont été noués entre plusieurs directions du ministère de l'intérieur (dont celle des libertés publiques) et les syndicats représentants les casinos, en vue d'améliorer la situation.
Or la perspective d'un renforcement des contrôles, voire l'instauration d'une vérification d'identité systématique à l'entrée des établissements - comme en Allemagne, en Suisse et au Luxembourg -, n'enthousiasme pas Christian Rouyer, délégué général de Casinos de France. "Matériellement, je vois mal comment l'opération peut être menée. En plus, je ne suis pas convaincu que ce soit la meilleure façon de résoudre le problème", affirme-t-il. Il rappelle que les établissements appartenant à son organisation professionnelle ont formé une partie de leur personnel à la prise en charge des comportements de dépendance et distribuent un "guide de prévention aux risques d'abus de jeu" qui propose un test d'autoévaluation. "Les casinos participent à la vie économique et touristique de leur région, ce sont des lieux de convivialité qui reçoivent chaque année 64 millions de visiteurs, dont 61 millions dans les salles de machines à sous. Cet esprit, on risque de le tuer", s'indigne-t-il.
Reste qu'un statu quo poserait la question du monopole des machines à sous accordé aux casinos. "Si l'on considère de facto que leur accès est libre, pourquoi, dès lors, refuser l'installation des "bandits manchots" dans les hôtels, voire les cafés, comme c'est le cas dans de nombreux pays ?", s'interroge un très bon connaisseur de l'univers des salles de jeux. Or d'une telle éventualité les casinos ne veulent surtout pas entendre parler.
(source : lemonde.fr/Jean-Michel Normand)