Le monopole français des jeux a vécu. Sous la menace de sanctions de la part de Bruxelles, la France devrait accepter l'ouverture à la concurrence dans le domaine. Mais entend bien négocier cette bonne volonté, en posant des garde-fou, pour éviter d'augmenter la dépendance des joueurs, la concurrence des paradis fiscaux, et préserver la mutualisation chère au secteur des courses.
Le face-à-face s'annonce digne d'une partie de poker. Sous la pression de Bruxelles, le gouvernement va accepter la concurrence dans les paris, un monopole jusqu'ici aux mains de la Française des jeux et du PMU. Mais pas à n'importe quel prix... Paris s'apprête à négocier son geste auprès de la Commission européenne. Le ministre du Budget, Eric Woerth, et le secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, ont en effet rendez-vous cette semaine dans la capitale belge avec le commissaire européen en charge du Marché intérieur, l'Irlandais Charlie McGreevy, réputé très libéral. "Il s'agit de montrer que nous sommes ouverts à la discussion", explique diplomatiquement un proche du dossier.
En clair, la France est prête à tolérer les sites internet de paris, qui feraient concurrence à nos croupiers nationaux. Mais pas question, en revanche, d'accepter dans les rues des guichets battant pavillon de sociétés, pour la plupart anglo-saxonnes, et de rogner ainsi sur les recettes des bars-tabacs. Après avoir bataillé contre l'ouverture du secteur, la Française des jeux elle-même a fini par se ranger à la position officielle. "Nous avons aujourd'hui l'opportunité de mettre fin à la concurrence déloyale des sites internet", explique-t-on. De fait, les appétits du web sont énormes.
Ces ultimes tractations devraient faire un sort au monopole (qui date de 1891) et mettre un terme à une incessante guérilla juridique. En juillet dernier, la Cour de cassation a donné raison au site Zeturf, que le PMU avait fait condamner. Les sages ont ainsi appliqué la loi européenne de la libre entreprise. Pour leur part, les coureurs cyclistes de l'équipe Unibet (une société privée de paris en ligne) avaient dû retirer leurs maillots au départ du dernier Paris-Nice. Idem pour les footballeurs de l'AS Monaco arborant le sigle de bwin, également sponsor de Bordeaux, Le Mans, Auxerre... Le dossier de l'Europe contre la France pourrait aboutir, si les négociations échouaient, à un cinglant désaveu pour l'Hexagone devant la Cour de justice européenne.
Eviter la dépendance aux jeux avec la libéralisation
Paris veut donc bien lâcher les paris, mais pas n'importe comment. Le principe est celui d'une "ouverture maîtrisée", selon la terminologie officielle. En clair, le gouvernement refuse que les sociétés de jeux établies dans les paradis fiscaux de l'Union puissent opérer en France, s'opposant ainsi à la "reconnaissance mutuelle" entre Etats prétendument égaux, comme le veut pourtant l'Europe. Charlie McGreevy appréciera...
Malte est visée en première ligne. L'archipel abrite plus de 80 opérateurs privés de jeux en ligne, dont bwin et Zeturf. Ses autorités examineraient en outre une trentaine de candidatures à l'homologation; 80 autres dossiers sont en attente ! Pour le gouvernement français, si bwin veut opérer en France, il devra y établir une filiale en bonne et due forme.
Autre garde-fou: le gouvernement veut à tout prix éviter que des milliers de Français ne sombrent dans la dépendance aux jeux avec la libéralisation. Actuellement, on estime que 2% des joueurs réguliers dans l'Hexagone relèvent du roman de Dostoïevski, et nécessiteraient un suivi. La situation est beaucoup plus préoccupante dans les pays où les jeux privés ont proliféré, comme l'Australie. Dans ce pays, 7% des joueurs seraient accros, un record mondial.
Le remède est connu: les entreprises doivent éviter de restituer trop souvent des sommes aux parieurs, car dès que l'on touche quelques euros de façon répétée, on s'imagine s'approcher du jackpot... Et la spirale est lancée. Pour éviter cet enchaînement, l'Etat limite par décret à 70% les sommes remises par la Française des jeux à ses clients. Les sites privés en ligne approchent plutôt les 90%... Le gouvernement souhaite imposer le même seuil à tout le monde, en appliquant un cahier des charges aux sociétés et une fiscalité propre. En outre, les futurs concurrents devront déjà avoir été homologués dans leur pays d'origine. Des propositions que Bruxelles étudiera par le menu.
Les casinos piaffent d'impatience
Enfin, la France veut préserver la "mutualisation" des paris sportifs. C'est le système, notamment, du PMU: les joueurs parient tous ensemble, les uns contre les autres, et le gagnant emporte la mise. La différence est le pari dit "à cote", où le client fait une mise contre l'entreprise de jeux qui en retirera (toujours...) son bénéfice. L'enjeu est colossal pour les haras français, car ils sont financés à 80% par le PMU. Pour maintenir leur réputation internationale et les 60 000 emplois du secteur, ils tiennent mordicus à conserver la manne. Le syndicat des éleveurs et des entraîneurs s'apprête à lancer une campagne sur le sujet. Les municipalités où se déroulent des courses hippiques sont aussi sur le qui-vive. Comme Chantilly (Oise), dont l'élu n'est autre qu'Eric Woerth, le ministre du Budget en charge du dossier.
A l'opposé, le monde des casinos piaffe d'impatience. Les deux groupes leaders, Lucien Barrière et Partouche, réclament le droit d'ouvrir leurs sites web. N'y tenant plus, Patrick Partouche, président du groupe éponyme, s'était lancé sur le net. Il a été condamné en février dernier à 40 000 euros d'amendes et un an de prison avec sursis. "Cela fait deux ans que j'ai le doigt sur la couture du pantalon, clame le bouillant patron. Je garantis sur internet la même sécurité que dans les établissements Partouche. Par exemple, je bloquerai l'accès du site aux personnes interdites de jeux."
Les 190 casinos de France redoutent en revanche l'arrivée de la concurrence étrangère. Ils souhaitent une ouverture maîtrisée à l'unisson du gouvernement. Les casinotiers ont des arguments: 60% de leurs revenus aboutissent dans les caisses de l'Etat. Ils pèsent aussi de tout leur poids sur les mairies via les appels d'offres municipaux. Et leur réseau est puissant. Chez Barrière, on n'oublie pas que c'est au Fouquet's, hôtel de luxe du groupe, que Nicolas Sarkozy a fêté sa victoire à la présidentielle... Les négociations avec Bruxelles ne font que commencer, elles doivent s'achever d'ici à fin octobre.
(source : lejdd.fr/Nicolas PRISSETTE, avec Marie NICOT)