Interview de Michel Abecassis
Vous avez d’abord été un grand joueur de bridge. Comment avez-vous découvert le poker ?
J’ai découvert le poker un peu par hasard il y a une dizaine d’années, à l’aviation Club de France.. Je me suis mis à lire les ouvrages de référence sur le poker, à observer les parties des grands joueurs, ce qui m’a permis de progresser rapidement.
Y-a-t-il des points communs entre le bridge et le poker ?
Beaucoup ! Ce sont deux disciplines où la logique, l’analyse, le calcul des probabilités, l’étude des adversaires sont essentiels. Mais le poker est davantage branché sur la vie, les relations humaines. La pression, l’angoisse est aussi plus forte, en raison notamment des sommes d’argent qui sont jouées. Le bridge s’est beaucoup développé dans les années 1980. Mais ce jeu s’est sclérosé, sa population a vieilli. Il n’y a pas de marché économique pour le bridge, qui a l’image d’un « jeu de vieux ». Tout le contraire du poker, qui rencontre un succès phénoménal auprès des jeunes. Pour beaucoup, le poker a remplacé les jeux vidéos.
Quelle est la part de la chance au poker ?
La chance est omniprésente, mais elle n’est pas tout. Elle joue un rôle prépondérant sur le court terme, mais devient un élément neutre sur le long terme. Tout le monde peut battre tout le monde sur un coup, mais sur une année, ce sont toujours les meilleurs qui s’en sortent. Au poker, on se bat d’abord contre des adversaires. La chance fait partie du jeu, comme la pluie ou le vent peut modifier la donne au golf par exemple. La plupart des grands joueurs ne se focalisent jamais la-dessus. La malchance sert d’excuses aux joueurs plus faibles. L’esprit humain a toujours tendance à se focaliser sur la malchance, et oublie plus facilement les coups de chance.
Quelles sont les qualités d’un grand joueur de poker ?
Les meilleurs ont un esprit à la fois analytique et instinctif, rationnel et émotionnel. Le rationnel, c’est l’intelligence de jeu, l’esprit d’analyse et de synthèse, le savoir théorique, le calcul des probabilités… L’émotionnel, c’est tout ce qui relève de la psychologie, la lecture de ses adversaires, le courage et la prise de décision rapide. Le mental est essentiel au poker. Il faut savoir résister à la pression ou à un gros coup de malchance. Son premier adversaire à table, c’est soi-même. J’ai beaucoup appris sur moi-même et même sur la nature humaine grâce à ce jeu.
Quel type de joueur êtes-vous ?
Je suis plutôt discret à table, je ne parle quasiment jamais. Je fais partie des joueurs analytiques. Mon ami Patrick Bruel, c’est tout le contraire. Lui est davantage un joueur instinctif. Mais j’avoue que lorsqu’il parle des cycles de chance sur Canal+, j’ai dû mal à le suivre. À chaque coup, on repart de zéro. Impossible de prévoir si on va avoir de la chance ou pas.
Et le bluff ?
Le bluff est une composante importante du poker. Mais pour fonctionner, il doit s’appuyer sur la technique. On ne peut pas bluffer n’importe qui, n’importe quand… Au poker, il faut savoir adapter son jeu en fonction de l’adversaire. C’est comme à l’école : un enseignant ne va pas parler de la même manière à des élèves du primaire ou à des lycéens.
Vous considérez le poker comme un sport à part entière…
Non seulement c’est un sport, mais c’est aussi un art ! Un sport, car pour gagner un championnat du monde, il faut jouer quinze heures par jour pendant plus d’une semaine. Cela nécessite une véritable hygiène de vie, si ce n’est un entraînement physique. Et un art, parce que la créativité et l’instinct jouent un rôle déterminant.
Quel est le meilleur joueur de poker au monde ?
Pour beaucoup, il s’agit de Phil Ivey, le Tiger Woods du poker. J’aime bien également le Canadien Daniel Negreanu, pour sa lecture du jeu adverse et sa bonne humeur. D’une manière générale, j’ai toujours plus d’admiration pour les joueurs respectueux de leurs adversaires, à la différence de gars comme Phil Helmuth ou Mike Matusow, qui invectivent parfois les autres et son persuadés d’être les meilleurs au monde. Mais l’un des joueurs que j’admire le plus, c’est TJ Cloutier. J’ai assisté à la finale des championnats du monde 2000, à Las Vegas. Cloutier, l’une des légendes du poker, était à une carte de la victoire. Seul un neuf pouvait le faire perdre, soit grosso modo une chance sur quinze… Et le neuf est tombé ! Voir ce colosse de 2 m se lever avec le sourire et féliciter son adversaire (Chris « Jesus » Ferguson) alors que le ciel venait de lui tomber sur la tête, que ce titre représentait tellement pour lui, cela m’a beaucoup impressionné. La grande classe. Une belle leçon de fair-play.
Vous avez gagné beaucoup d’argent grâce au poker ?
(gêné) Disons que depuis que je joue, je suis gagnant, oui. Mais je n’aime pas parler d’argent, à cause des clichés… Aujourd’hui, le poker est une véritable compétition, qui provoque des émotions très fortes. Ce n’est pas le jeu des films de gangster, avec des arrière-salles enfumées, le whisky et les pistolets sur la table.
C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics envisagent d’interdire le poker en ligne ?
Notamment. Le poker est victime de ces clichés. Mais les autorités françaises cherchent surtout à protéger le monopole de la Française des Jeux et du PMU, ce qui est en contradiction avec les directives européennes.
Avec près de 350 sites dans le monde et 300 millions de dollars qui changent de main tous les jours (Selon François Montmirel, auteur de Poker Cadillac et du Poker pour les Nuls), n’y-a-t’il pourtant pas des risques d’addiction ou de blanchissement d’argent ?
Comme dans de nombreuses activités humaines. Vous pouvez aussi vous ruiner en jouant aux courses, au keno ou au casino. Je ne nie pas les dérives possibles du poker. Mais plutôt que d’interdire le poker sur Internet, la solution serait de réguler, d’encadrer ce secteur, plutôt que d’en faire une activité sous le manteau. On pourrait également décider que les sites paient des taxes aux pouvoirs publics. Bref, il y a des méthodes de contrôle qui ne passent pas par l’interdiction totale du poker. Je suis d’ailleurs prêt à participer à la mise sur pied d’un comité d’éthique qui réfléchirait à cette question.
Aujourd’hui, on estime qu’environ 500 000 Français pratiquent, ne serait-ce qu’occasionnellement, le poker. Comment expliquez-vous le formidable engouement pour ce jeu ?
La médiatisation du poker, notamment avec l’émission de Patrick Bruel sur Canal+ puis plus récemment la mienne, a sans doute contribué à l’explosion de ce jeu en France. Le poker est la seule compétition où des amateurs peuvent affronter et même battre des stars mondiales. Le meilleur exemple, c’est Chris Moneymaker. Cet Américain de 27 ans s’était qualifié pour les championnats du monde en 2003 par l’intermédiaire d’un tournoi qualificatif sur Internet, moyennant 39$. Quelques semaines après, il battait tous les professionnels et empochait 2,5 millions de dollars. Depuis, beaucoup de jeunes espèrent suivre son chemin et devenir riche et célèbre. Mais pour moi, le poker doit rester avant tout un loisir. La vie d’un joueur professionnel est loin d’être idyllique, il y a des hauts et des bas. Beaucoup de pros deviennent même des joueurs compulsifs, à l’image de Gus Hansen, capable de perdre au casino ce qu’il a gagné au poker.
Alors qu’il pourrait être interdit sur Internet, le poker est d’ailleurs autorisé depuis peu dans les casinos français…
Oui. Mais au casino, on est toujours perdant sur le long terme. Alors que l’on peut gagner au poker si l’on est meilleur que ses adversaires…
(source : 20minutes.fr/Recueilli par Franck Crudo)