Jamais dans l'histoire les chinois n'ont été exposés à une offre de jeu aussi abondante: loteries, courses de chevaux, casinos à Macao, tripots clandestins, paris sportifs... Alliés à l'attirance millénaire des chinois pour le jeu, ces possibilités brassent un cocktail de plus en plus explosif. Et malgré des problèmes en forte croissance, les ressources pour aider les joueurs compulsifs sont encore dérisoires. Notre journaliste revient de Chine où il a enquêté sur le dossier. Dernier texte de la série.
Dans un café de Pékin, deux hommes jouent aux échecs chinois sous une photographie de Mao Tsé-Toung. Le jeu est au cœur de la culture chinoise et toutes ses formes peuvent donner lieu à des paris.
Hong Kong -- Le quartier n'a rien de rassurant en ce début de soirée chaud et humide d'août. Les édifices, toujours aussi hauts, sont sales et trahissent la pauvreté du secteur. Des gens traînent dans la rue et regardent avec insistance les passants. Le taxi roule déjà depuis une bonne demi-heure sur l'île de Kowloon, au nord du centre-ville de Hong Kong. Il s'arrête finalement devant une porte anonyme. «C'est ici», lâche le chauffeur. Aucune pancarte n'indique le Gamblers Recovery Centre, qui est pourtant l'un des tout premiers organismes d'aide aux joueurs compulsifs à avoir vu le jour en Chine, il y a 18 ans. À l'intérieur, dans le minuscule hall d'entrée, pas davantage d'indices.
Wu Ping Chuen, le fondateur et coordonnateur du centre, est un petit homme discret au sourire invitant.
Fort de son expérience, il sait à quel point les joueurs qui viennent le consulter ont honte et préfèrent de loin l'anonymat du deuxième étage d'un édifice sans âme. En ce lundi soir, Wu Ping Chuen organise une thérapie de groupe qui ressemble fort aux séances des alcooliques anonymes. À cette différence qu'il y a ici une forte connotation religieuse : le christianisme sert d'inspiration aux joueurs qui tentent de sortir du gouffre.
Après avoir chanté quelques chansons et lu des prières évoquant le contrôle de soi et la force intérieure, le groupe d'une quarantaine de personnes forme un cercle. Les histoires d'horreurs ne manquent pas. Le premier homme qui prend la parole a tenté de se suicider trois fois avant de découvrir le centre d'aide. Un autre a perdu sa femme, ses enfants et sa maison après avoir tout misé dans des courses de chevaux. Un jeune au milieu de la vingtaine a succombé aux sirènes des casinos de Macao. «C'était devenu ma maison, explique-t-il. Je terminais le travail et je prenais tout de suite le traversier pour Macao. Une heure plus tard, je pouvais enfin jouer. C'était comme une drogue. Je passais toute la nuit là, avant de revenir travailler, souvent avec les mêmes vêtements. C'était devenu infernal.»
Il n'est pas le seul. En 18 ans, Wu Ping Chuen a vu les obsessions de sa clientèle changer profondément. Si les courses de chevaux, très populaires à Hong Kong, ont longtemps été la source principale des problèmes, à égalité avec le mah-jong, ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'attrait des casinos a pris le dessus. «L'impact est direct, surtout chez les jeunes, raconte-t-il. Au début, ils vont à Macao pour la vie de nuit et pour avoir du fun, mais rapidement les problèmes commencent. Ils n'arrivent plus à se contrôler.»
Wu Ping Chuen affirme que son centre n'a jamais été aussi achalandé : tous les deux jours, une nouvelle personne dans le besoin vient le voir. Bien conscient de la croissance des problèmes, le gouvernement de Hong Kong a réagi. En 2003, pour la première fois en Chine, deux organismes professionnels d'aide aux joueurs compulsifs ont vu le jour grâce au financement public. Il n'existait auparavant qu'une poignée de centres communautaires, surtout à tendance religieuse comme le Gamblers Recovery Centre. «Le gouvernement a subi beaucoup de pression pour offrir de l'aide aux joueurs en difficulté lorsqu'il a légalisé les paris sur le soccer, en 2003. Ç'a été le déclencheur», explique Elda Chan, superviseure du Even Centre, l'un des deux organismes d'aide.
Depuis octobre 2003, plus de 1400 personnes ont reçu des traitements contre la dépendance au jeu, tandis que 150 séances d'information ont eu lieu dans les écoles. Neuf intervenants qualifiés, d'ailleurs formés au Canada, y travaillent à temps plein. Pour l'instant du moins, car le gouvernement prévoit d'ouvrir deux autres centres tellement la demande est forte.
La Chine laissée à elle-même
Hong Kong est toutefois bien seul dans son coin. Si Macao vient tout juste d'ouvrir un centre d'aide, aucun autre organisme n'a pignon sur rue ailleurs en Chine. Pékin, qui refuse de reconnaître que la dépendance au jeu est un problème de santé mentale, laisse la Chine continentale dans le vide complet, et ce, malgré l'explosion du jeu illégal à l'intérieur de ses frontières et les voyages de plus en plus nombreux de ses résidants vers Macao ou d'autres pays où prolifèrent les casinos.
Chaque spécialiste du jeu a d'ailleurs son histoire d'horreur à raconter sur le sujet. Certains joueurs retournent en Chine continentale complètement ruinés et se trouvent réduits à l'esclavage, à la solde du crime organisé qui a fourni les précieux billets pour jouer. D'autres doivent vendre un de leurs reins ou leur sang dans des conditions d'hygiène douteuses. «Un homme est déjà venu me voir en pleurs parce qu'il avait dû vendre un de ses enfants», affirme une intervenante qui a exigé l'anonymat, comme plusieurs autres, pour ne pas froisser le gouvernement chinois.
«Ce qui est effrayant, c'est que tout le monde se met la tête dans le sable. C'est tellement naturel pour les chinois de jouer qu'ils oublient que ça peut aussi causer des problèmes», explique Gracemary Leung, directrice du département de Travail social de l'Université de Hong Kong et responsable des recherches sur le comportement des joueurs chinois à la même institution. Elda Chan abonde en ce sens. «Les gens en Chine sont laissés à eux-mêmes, dit-elle. Ils ne peuvent pas venir jusqu'ici parce que c'est loin et que ça coûte cher. Mais avec le boom de Macao, Pékin devrait faire quelque chose.»
Aucune étude à grande échelle n'a encore permis de déterminer avec précision combien de chinois sont susceptibles de souffrir d'une dépendance au jeu. Mais, selon un sondage téléphonique mené par le gouvernement de Hong Kong en 2003, entre 1,8 et 4 % des répondants jugeaient avoir des problèmes «sérieux», soit un pourcentage équivalent à celui des pays occidentaux comme le Canada. Tout reste pourtant à faire car la réalité chinoise est différente, notamment parce que les joueurs ne savent souvent même pas qu'on peut souffrir d'une dépendance au jeu. On trouve d'ailleurs à l'université de Hong Kong un département qui étudie le sujet depuis 2001.
En se fondant uniquement sur les chiffres connus, les spécialistes sont déjà sur le pied de guerre. Il y a entre 20 et 50 millions de joueurs pathologiques en Chine, soit plus que la population canadienne. Avec la croissance de Macao, l'offre de jeu de plus en plus grande dans les pays asiatiques et l'expansion du marché noir en Chine, l'avenir s'annonce sombre. «Ça ne fait que commencer», affirme Wu Ping Chuen.
Les chercheurs de Hong Kong se préparent tout de même à ce futur combat. Ils ont déjà établi que la culture chinoise est un facteur important à prendre en considération pour élaborer les traitements. D'abord, il faut contrer l'idée, fréquente chez les chinois, que le «gambling» est une question de talent. «Ils sont sûrs de pouvoir battre la chance. Il faut donc leur enseigner la notion de hasard. On part de loin !» soutient Gracemary Leung.
Ensuite, les chinois sont très superstitieux et enclins à croire au concept de destin, ce qui brouille leurs références et les empêche souvent d'arrêter de jouer. «Par exemple, ils sont certains que s'ils entrent par une nouvelle porte du casino, la chance va revenir, dit Elda Chan. Ils pensent que s'ils fument plus de cigarettes, ils vont gagner. Ça fait en sorte qu'ils jouent plus longtemps et donc qu'ils perdent plus. Le cycle infernal commence plus vite.»
Selon les spécialistes, il faut également ajouter la famille dans l'équation. En Chine, lorsqu'une personne est déshonorée, elle fait honte à toute sa famille. Pour éviter cette situation, le joueur veut récupérer rapidement ses pertes, quitte à miser plus gros... parfois même avec de l'argent prêté par ses parents ou ses frères et soeurs, qui veulent eux aussi éviter l'affront public. Ben Tam est d'accord. Joueur en traitement au Gamblers Recovery Centre, il a perdu 900 000 dollars avant de s'arrêter. «Je voulais toujours me refaire pour éviter la honte à ma famille. Maintenant, je dois regagner le respect de mes amis et de mes parents. Si je n'avais pas trouvé le centre, je ne sais pas ce qui me serait arrivé.»
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Ce reportage a été réalisé grâce à une Bourse Nord-Sud financée par l'ACDI et accordée par la FPJQ
(source : ledevoir.com/Alec Castonguay)