Problèmes de financement, dossiers irréalistes, lobbies économiques ou farouche opposition politique ? Mer & Marine fait la lumière sur le projet avorté d’ancrer le paquebot à Honfleur. L'affaire aura tenu en haleine les amoureux du navire pendant un an.
Alors que l’ancien transatlantique est arrivé en août à Port Kelang (Malaisie) et que son avenir est des plus incertains, à Saint-Nazaire, Jacques Lhéritier regarde dépité la forme Joubert, désespérément vide. L’ancien fleuron de la marine française se trouvait là, juste après son lancement. Président de l’association pour le paquebot France, il ne cache pas son amertume : « Cela fait quatre ans qu’on se bat et malheureusement, on a raté l’occasion de sauver ce grand témoin de l’époque et de créer des centaines d’emplois». Le projet d’échouer le navire à Honfleur ? Jacques Lhéritier y croyait fermement. L’histoire débute l’été dernier par une indiscrétion de la presse. Un promoteur inconnu, Isaac Dahan, souhaite transformer le paquebot en hôtel flottant, doté d’un casino et d’un centre de congrès. Le Norway est en vente depuis quatre mois au prix de 17 millions de dollars. En octobre, les collectivités normandes s’engagent à financer l’échouement du navire, l’aménagement d’un quai et la construction d’un parking. Il y en a pour 16 millions d’euros. Anne d’Ornano, ancienne maire de Deauville et présidente du conseil général du Calvados a cependant des doutes : « Comment intervenir on en cas d’incendie côté mer ? Quels étaient les moyens d’assainissement, d’épuration, d’alimentation en eau potable et quel était l’impact du dragage sur les courants en baie de Seine? Personne n’a été capable de me répondre ». Malgré tout, le protocole d’accord est signé : « C’est bien la preuve que le dossier était sérieux ! Vous imaginez une préfecture, des conseils généraux et régionaux ainsi qu’une chambre de commerce parafer un engagement sans avoir enquêté sur le projet et le promoteur?», tempête Jacques Lhéritier.
Projets pharaoniques.
Bon an, mal an, les négociations se poursuivent alors que le propriétaire du Norway accentue la pression et fait passer le prix de vente à 30 millions de dollars. En février, coup de théâtre : Pierre & Vacances prend l’affaire à son compte et le ministère de la culture s’engage à classer le navire dans le patrimoine maritime. Le montant de l’opération est estimé à 200 millions d’euros contre 47 millions pour le dossier Dahan! Le 1er mars, le groupe qui doit annoncer à ses actionnaires d’importantes pertes, jette l’éponge. Isaac Dahan revient donc à la charge, fort de la promesse de classement donnée le 28 février par le gouvernement: « Ce classement était vital pour lui. Il permettait de rassurer ses investisseurs et surtout, de bénéficier d’une défiscalisation sur tous les travaux. Ca n’aurait pas coûté un centime à l’Etat ! », affirme Jacques Lhéritier. Seulement voilà, le ministre de la culture et le secrétaire d’état à la mer font brusquement marche arrière et refusent de signer une promesse écrite. Pour Anne d’Ornano : « Trop de questions restaient en suspend. Monsieur Dahan n’avait visiblement pas l’argent nécessaire. Quand on vous annonce que le projet va coûter quatre fois plus cher, vous êtes en droit de vous inquiéter. On ne connaissait pas non plus l’impact sur les petits hôtels de la région». Le président de la Chambre de Commerce du pays d’Auge tempère: « En affaire, vous êtes obligés d’avancer caché pour ne pas vous faire doubler. Le projet de Pierre & Vacances était pharaonique, d’où ces sommes qui ont fait peur mais le groupe pouvait jouer sur sa notoriété pour rassurer». Concernant l’impact économique, Christian Fougerey est catégorique : «Le dossier Dahan était réaliste. Une étude que nous avions communiqué aux élus démontrait que le France aurait amené de la richesse et plus de 800 emplois directs dans le secteur. Les hôtels et restaurants existants auraient bénéficié de retombées nationales. Nous aurions même pu récupérer nos investissements grâce à l’exploitation du parking. Pour moi, le problème n’a pas été économique, mais purement politique ».
Le Norway, centre d’une bataille politico-économique ?
Selon Jacques Lhéritier : «Nous avons eu d’importants soutiens mais en face, il y avait des blocages encore plus importants, à commencer par ceux qui avait déjà condamné le bateau en 1974 ». Le principal intéressé, Isaac Dahan, accuse ouvertement Anne d’Ornano : « Elle avait mille et une raison pour que le France ne vienne pas à Honfleur. Dès le début, les élus locaux m’avaient prévenu que j’aurais à faire à elle dans la mesure où elle protège le casino de Deauville et la primauté de la commune dans le tourisme régional ». L’ancienne maire de Deauville se défend d’avoir torpillé le paquebot : « Je n’ai jamais été contre. J’ai toujours dit que j’accompagnerais le projet s’il aboutissait mais il faut être réaliste. Echouer un navire ça n’a jamais marché. Ceux qui sont aux Etats-Unis ont fait faillite et il n’était pas question d’avoir une friche industrielle sur les bras. Je regrette l’image de ce superbe navire mais aujourd’hui, ce n’est plus le France et ce n’est pas au contribuable de payer des financements pareils ». Isaac Dahan, lui, ne l’entend pas de cette oreille. Affirmant qu’il a bon espoir de racheter le bateau avant sa démolition, il ne rêve que d’une chose : Exposer le navire sous les fenêtres de madame d’Ornano.
Ultime manœuvre d’Isaac Dahan pour ramener le bateau en Normandie.
Moins de deux mois après le départ du paquebot de Bremerhaven, l’investisseur parisien annonce qu’il n’a pas jeté l’éponge : « Le paquebot est toujours à vendre et je suis le seul acheteur », révèle Isaac Dahan dans une interview accordée à Croisières. « Nous avons eu beaucoup de problèmes ces derniers mois avec les politiques mais j’ai bon espoir. J’attends que le nouveau gouvernement s’installe pour reprendre les discussions. Si le navire est classé au patrimoine national, on terminera le travail », précise-t-il. Le Norway a finalement appareillé d’Allemagne le 23 mai, avec une semaine de retard. En cause : Les avaries de machines dont souffre son remorqueur de haute mer, immobilisé quelques jours à Rotterdam pour réparations. Malgré l’émotion de quelques amoureux venus saluer son départ, il faut bien reconnaître que le paquebot a quitté l’Europe dans une certaine indifférence: « Son avenir est plus que jamais incertains. La Norwegian Cruise Lines reste muette et même à bord, les informations étaient contradictoires. Certains officiers parlaient d’une transformation en école hôtelière, d’autres d'un démantèlement au Bengladesh, sans compter que le bateau est toujours à vendre», explique Michel Perrin, de l’association pour le paquebot France. Le ferraillage reste la principale crainte de l’association d’autant que certaines rumeurs ont fait état de la visite de ferrailleurs indiens dès que le navire est arrivé à Port Kelang, le 10 août dernier.
(source : meretmarine.com/Vincent Groizeleau)