La cité du Nevada s'offre une respectabilité pour son centenaire : musées d'oeuvres d'art, restaurants gastronomiques et boutiques de luxe. Une métamorphose qui n'empêche pas les délires en tout genre.
A la sortie de l'aéroport, une procession d'énormes panneaux d'affichage annonce les attractions du moment. L'un fait de la retape pour une revue de filles emplumées, un autre pour Jay Leno, un animateur de télé comique, le suivant pour Van Gogh... Van Gogh en vedette à Las Vegas ?
Adieu, l'image kitsch de tripots enfumés et de danseuses de saloon. Pour ses 100 ans, Sin City s'est offert un lifting. La ville de perdition est devenue une destination touristique chic avec casinos mais aussi restaurants gastronomiques et expositions impressionnistes. Une sacrée métamorphose pour un ancien dépôt ferroviaire planté dans un des coins les plus inhospitaliers des Etats-Unis. En 1905, trois compagnies de chemin de fer mettent aux enchères 1 200 parcelles de désert. Ici, promettent-elles, s'élèvera bientôt une bourgade sur la ligne Salt Lake City-Los Angeles. Les spéculateurs font monter les enchères. En deux jours, les lots s'envolent pour 265 000 dollars. Une somme astronomique.
Un siècle plus tard, la ville champignon n'en finit pas de grandir. Première destination touristique mondiale, elle a accueilli l'an dernier 37,4 millions de visiteurs. C'est aussi l'agglomération américaine qui enregistre la plus forte croissance démographique. La population a triplé en vingt ans et atteint désormais 1,7 million d'habitants.
Las Vegas serait probablement restée un trou perdu si, en 1931, le Nevada n'avait légalisé le jeu et le divorce pour stimuler l'économie. Mission réussie au-delà de toute espérance ! Après la guerre, entre les mains expertes de la mafia italo-juive et grâce à l'essor de la climatisation, la ville explose. « Bugsy » Siegel, un gangster visionnaire, crée en 1946 le premier casino chic, le Flamingo, sur le Strip, qui n'est encore qu'une piste poussiéreuse. Au fil des années, le Dunes, le Stardust ou le Tropicana deviennent le rendez-vous du Tout-Hollywood.
Las Vegas « a subi plus de réincarnations que Madonna et Barbie réunies », note avec humour un journal. Dans les années 80, c'est la course aux hôtels géants à l'architecture délirante. Sur le Strip se côtoient bientôt une pyramide, un château médiéval, la tour Eiffel et une réplique du grand canal de Venise. Un temps, les hôtels rivalisent d'extravagance pour séduire les familles à coups d'éruptions volcaniques ou de batailles navales. Mais la clientèle à poussette ne dépense pas assez. Steve Wynn, propriétaire d'hôtels prestigieux et grand orchestrateur des mues de Las Vegas, fait alors un pari risqué. Il ouvre en 1998 le Bellagio, un palace de 1,6 milliard de dollars, avec grands chefs et galerie d'art, qui vise le touriste haut de gamme. Bingo ! Depuis, Vegas se donne des airs de Manhattan des sables avec des hôtels sans cesse plus luxueux. Steve Wynn, toujours lui, vient d'ouvrir le Wynn Las Vegas - 2,7 milliards, 2 700 chambres, un golf et une ribambelle de boutiques prestigieuses, d'Hermès à Vuitton sans oublier un concessionnaire Ferrari. Pour l'isoler des badauds, il a édifié une montagne artificielle de 43 mètres plantée d'une vraie forêt et de cascades. Les Alpes en plein désert ! Le Palms, lui, construit dans sa nouvelle tour au 35e étage des suites dotées de piscines individuelles moitié en intérieur, moitié en extérieur, aux parois transparentes.
Les restaurants s'arrachent les grands chefs. Guy Savoy et Joël Robuchon sont annoncés. Alain Ducasse vient d'ouvrir Mix au 64e étage de THEhotel, 245 couverts dans un décor de plastique blanc très James Bond années 70. Mieux, Las Vegas se pique de culture. Bugsy Siegel doit se retourner dans sa tombe. Les revues sont remplacées par des spectacles sophistiqués, comme le Cirque du Soleil. Et les bandits manchots se retrouvent en concurrence avec Van Gogh et Thoutmès III, célébrés dans deux expos. On voit même des musées ouvrir. « Las Vegas a tellement changé en quinze ans. Tout est si chic, même les casinos, où l'on n'entend plus le cling-cling vulgaire des machines à sous (qui fonctionnent à carte maintenant) », s'extasie Midge, une petite dame pimpante.
Elle n'a pas dû mettre le nez hors de l'hôtel ! A deux pas de là, le Strip est plein de ploucs en short scotchés à leur bière, d'Elvis transpirants et de réclames pornos pour des Linda en petite tenue. Le choc est encore plus fort sur Fremont Street, artère jadis bordée d'hôtels brillants, maintenant aussi décatis que la foule qui s'y presse. Au Golden Gate, le doyen des casinos, qui date de 1906, des centaines de retraités claquent avec ardeur leurs économies en se gorgeant du célèbre cocktail de crevettes à 99 cents.
Mais l'avenir de Las Vegas n'est plus dans la roulette. « Les gens ne viennent plus ici seulement pour jouer », explique Alan Feldman, le porte-parole du MGM Mirage, qui possède les plus grands hôtels du Strip. Au MGM, il y a dix ans, 66 % des revenus provenaient du jeu, contre 46 % aujourd'hui. Cela ne veut pas dire que les casinos perdent de l'argent. Les revenus du jeu ont atteint l'an dernier 6,7 milliards, en hausse de 11 %. C'est juste que les dépenses des touristes en repas, hôtel, shopping et spectacles augmentent encore plus vite.
« Las Vegas est devenue la capitale du loisir », résume Hal Rothman, professeur d'histoire à l'université du Nevada. Un Disneyland pour adultes où tout est possible : tirer au M16 pour 25 dollars, voir une troupe de topless girls mimer le naufrage du « Titanic » ou encore se marier sur le pont du « USS Enterprise » en compagnie d'un Klingon et d'une bouteille de Château du Trek ! « Il y a des casinos ailleurs aux Etats-Unis, mais Las Vegas est plus excitant. Ici, c'est la fête permanente, il est interdit de dormir », assure Chris, un commercial de New York de 33 ans attablé au black jack.
Britney Spears (mariée et divorcée en quarante-huit heures), les séries télé comme « CSI » et surtout « Le loft » de MTV qui s'est déroulé au Palms ont fait de Vegas la destination branchée. Vendredi soir devant Rain, la boîte du Palms, la queue n'en finit pas de se former. A l'intérieur, une multitude de clones de Paris Hilton se trémoussent sous un lance-flammes qui réchauffe un peu plus l'atmosphère. Il y a surtout des groupes de « bachelorettes » surexcitées, avec des pin's fluorescents en forme de sexe, qui viennent enterrer leur vie de jeune fille !
Le dernier cri, c'est de s'acheter, comme Leonardo DiCaprio et Jessica Simpsons, une résidence secondaire. Manny Cornel, un père de famille employé chez Universal Music à Los Angeles, vient de s'offrir une maison de 259 000 dollars. Pour les week-ends. « Las Vegas n'est pas loin, il y a plein d'activités pour les enfants et de sorties nocturnes et je pourrai m'y installer à la retraite. » Du coup, les grands groupes hôteliers sont pris d'une frénésie de construction. Autour du Strip, les tours d'appartements de grand standing poussent comme des champignons. Park Towers, l'une des rares terminées, a tout du cinq-étoiles : un centre d'affaires, un cinéma, un spa et des statues importées de France que le promoteur Irwin Molasky montre fièrement. Les appartements, vendus entre 1 et 5 millions de dollars, se sont arrachés comme des petits pains avant même d'être construits.
« Le succès des tours d'appartements nous a tous surpris. Personne ne pensait que ça marcherait, car on voyait Las Vegas comme un séjour hôtelier de trois jours », confie Jeff Yamaguchi, chargé d'un des multiples projets immobiliers du groupe MGM. « Les gens investissent ici car ils veulent être au coeur de l'excitation et profiter du ciel bleu permanent. C'est mieux que New York. En une minute, on peut aller de Paris au Caire en passant par Venise ! » juge Myrna Kingham, présidente de l'association des agents immobiliers de Las Vegas.
Aujourd'hui, on compte une centaine de projets de tours. Et les prix flambent. « 20 à 25 % seulement des projets seront réalisés mais cela fait tout de même 20 000 appartements, c'est énorme », estime Irwin Molasky. A quand l'effondrement ? « On a cru plusieurs fois le marché saturé, mais cela n'est jamais arrivé. L'engouement pour Vegas dure depuis soixante-dix ans et ne faiblit pas parce qu'il y a toujours du neuf ici », observe Hal Rothman. Las Vegas semble en effet immunisé contre la récession. Même après le 11 septembre, le nombre de visiteurs a continué à croître.
Et l'avenir semble tout rose grâce à l'afflux de seniors, surtout californiens, qui s'installent en masse dans le Nevada, attirés par l'absence d'impôts et le climat. « Quand je dis aux touristes que Las Vegas est une ville, ils sont sidérés. Ils imaginent que l'on vit tous sur le Strip à l'hôtel », raconte André Portal, le consul français. C'est même une ville qui grandit à vue d'oeil. Une nouvelle école primaire ouvre toutes les trois semaines, les pages jaunes de l'annuaire sont réactualisées deux fois par an... Tous les mois, on compte 12 000 nouveaux arrivants, attirés par l'énorme marché de l'emploi. Mais, victimes des tentations diverses ou déçus par les bas salaires, 5 000 au moins repartent chaque mois.
Cette explosion démographique ne va pas sans casse. Les services sociaux sont submergés, le taux de suicides est l'un des plus élevés du pays... Sans parler des problèmes d'environnement. Quant à l'eau, la ville estime qu'elle en manquera d'ici à 2010 si elle ne trouve pas de nouvelles ressources. Elle cherche donc activement à s'approprier nappes phréatiques et rivières toujours plus loin, dans le nord de l'Etat. Des projets très controversés.
Où Las Vegas s'arrêtera-t-elle ? « Nous ne faisons rien à petite échelle », plastronne le maire, ex-avocat de la mafia et personnage haut en couleur qui a célébré l'anniversaire de la ville avec un gâteau de 13 tonnes et le mariage de 100 couples. Steve Wynn, lui, a déjà trouvé le nom de son futur hôtel : « Encore »
La fièvre du Poker
A minuit, la salle de poker du Wynn Las Vegas est pleine à craquer. A une table, deux types, l'air hagard, s'affrontent depuis des heures, sous l'oeil hypnotisé d'une petite foule qui suit la valse des jetons. Ils jouent pour 500 000 dollars ! Daniel Negreanu, l'une des jeunes stars du poker, a lancé un défi : il s'est dit prêt à affronter quiconque pour une mise de 100 000 à 500 000 dollars. Depuis une semaine, il joue contre Barry Greenstein, un autre professionnel.
Le poker n'a jamais été autant à la mode aux Etats-Unis. On estime de 80 à 100 millions le nombre d'amateurs, soit deux fois plus qu'il y a cinq ans. Le poker en ligne a révolutionné le style du jeu et créé une génération de joueurs plus agressifs et plus rapides. Tous viennent tenter leur chance à Las Vegas. Le Wynn a ouvert une salle ultramoderne et embauché Daniel Negreanu comme « ambassadeur » pour faire sa promotion. De l'autre côté du Strip, au même moment, le tournoi des World Series of Poker a dû pour la première fois trouver une salle plus grande, vu l'affluence. Le montant total des mises devrait atteindre 100 millions de dollars, plus du double de l'an dernier.
Un musée atomique !
Le 27 janvier 1951, un avion militaire lâche une bombe atomique dans le désert à 70 miles de Las Vegas. Un essai nucléaire se déroulera ensuite chaque mois sur ce site jusqu'en 1963. Cela devient très vite une attraction touristique. On se réunit pour voir le spectacle pyro
technique un peu avant l'aube sur les collines autour de Vegas en sirotant des cocktails « atomiques ». On élit même une « Miss Bombe atomique » vêtue d'un tutu en forme de champignon. En tout, 928 essais nucléaires auront lieu dans le Nevada jusqu'en 1992.
C'est cette histoire que met en scène le fascinant musée des Essais nucléaires qui vient d'ouvrir à Las Vegas. Le plus impressionnant, ce sont les films des explosions qui font trembler les fauteuils de l'auditorium. On y voit les soldats déployés dans des tranchées - avec pour seule protection des lunettes de soleil - qui servaient de cobayes pour étudier l'effet des radiations. Un spot d'information explique aux Américains comment se protéger en cas d'attaque, en s'allongeant par terre la tête couverte d'un journal ! L'exposition conçue surtout comme un hommage au nucléaire rassemble beaucoup de témoignages d'anciens employés. En cette période de guerre froide, « c'est ce qui a permis de conserver la liberté de notre pays », dit l'un d'eux. Si le musée consacre beaucoup d'espace aux prouesses techniques, il reste discret en revanche sur l'impact des retombées radioactives sur les humains. Dans l'Utah surtout, où le vent envoyait les poussières...
(source : lepoint.fr/Hélène Vissière)