Casinos cyclopéens, hôtels de luxe à gogo...: avec 9 milliards de dollars engloutis chaque année dans le jeu, la capitale mondiale du black-jack, du poker et des bandits manchots multiplie les records. A l’image de l’Etat du Nevada, champion des Etats-Unis en termes d’emploi et locomotive de la croissance pour la dix-septième année consécutive. Sur fond de prostitution, de guerre ouverte entre promoteurs et de pénurie d’eau dans cette ville de 2 millions d’habitants construite en plein désert
C’est une salle immense du casino Rio, pleine comme un œuf. Deux cents tables de poker! Une salle où l’on fume, où l’on bluffe, où l’on «paie pour voir» et pour jouer – le ticket d’entrée au World Series coûte 10 000 dollars. Dans les travées, un sosie de l’acteur Nick Nolte observe attentivement les joueurs. Casquette bleue bardée d’un «Etudie la Bible» du plus beau jaune, T-shirt bleu intimant en lettres du même jaune de «faire confiance à Jésus», le pasteur Jim Webber n’est pas venu sauver les joueurs de la perdition. Il ne faut pas confondre. Le jour, il harangue les badauds qui remontent le Strip, le légendaire las vegas Boulevard, pour leur parler de Jésus; mais ce soir, il est venu étudier «les gestes, les regards, les façons de jouer», parce qu’il envisage de se lancer à son tour dans l’action. «Le poker, pour moi, ce n’est pas un péché. La seule chose qui me retient encore, c’est que je n’aime pas perdre. Quand je joue, c’est pour gagner!»
Only in vegas… Dans une autre ville, le preacher scandaliserait les grenouilles de bénitier. Ici, c’est tout juste si on le remarque. Cela fait bien longtemps que las vegas a compris qu’il n’y avait rien de tel qu’un bon péché pour engraisser les comptes en banque. Gourmandise, luxure, appât du gain… C’est ici que l’Amérique puritaine vient se défouler, comme dans un gigantesque parc d’attractions pour ados trop longtemps sevrés. Après quoi, repue, elle retourne sagement chez elle en attendant la prochaine fois, le prochain casino construit sur le Strip, le prochain spectacle du Cirque du Soleil ou le prochain câlin tarifé d’une weekend warrior – guerrière du week-end –, l’une de ces fausses blondes siliconées qui débarquent en masse à l’approche du week-end. Comme le proclamait une récente campagne de pub pour la ville, dans une formule tellement géniale qu’elle est passée dans le langage courant: «What happens here stays here» – «Ce qui se passe ici n’en sort pas». Une seule fois, en 1993, la ville a voulu se vendre comme une destination familiale. Le flop fut tel qu’on en parle encore, douze ans plus tard… Aujourd’hui, seulement 8% des visiteurs viennent avec leur progéniture. Les autres viennent munis de leur seul portefeuille et de leurs cartes de crédit. Et ils claquent.
Oh, ce qu’ils claquent! 9 milliards de dollars annuels engloutis dans le jeu, depuis les bandits manchots à 1 cent la mise jusqu’à ceux du Wynn, où les milliardaires peuvent risquer 15 000 dollars à chaque fois qu’ils pressent le bouton. Le Wynn? C’est le dernier-né des casinos du Strip, un temple du superlatif qui a ouvert ses portes en avril et coûté 2,7 milliards de dollars. Oui, 2,2 milliards d’euros engloutis dans un seul projet immobilier, soit plus que ce que le gouvernement américain dépense en un an pour combattre le sida. Mais quel hôtel! A l’origine, le Wynn devait s’appeler Le Rêve, en français dans le texte. «Les conseillers de Steve Wynn l’ont convaincu que son nom était bien meilleur, d’un point de vue de marque», explique Abby Dang, l’une des employées qui fait faire le tour du propriétaire. C’est un mensonge, bien sûr: Le Rêve a été abandonné parce qu’un nom français, en pleine brouille franco-américaine, ce n’était pas le meilleur argument commercial. Mais si vous aimez l’ultraluxe made in USA, le Wynn est effectivement un rêve. Depuis le concessionnaire Ferrari-Maserati jusqu’au golf 18 trous (500 dollars la partie, accès réservé aux clients de l’hôtel), depuis les magasins Vuitton, Dior & Co jusqu’aux salles de jeu réservées aux gros joueurs, oasis tapissées de boiseries sombres incrustées de nacre, le Wynn repousse les limites du too much. Pour les clients aux poches pleines, rien n’est trop beau: 2 700 chambres, 1 960 machines à sous, 2 théâtres, 18 restaurants, des bars dignes d’un musée, et même, pour les plus gros joueurs et seulement sur invitation, 8 villas privées de 750 mètres carrés chacune, surnommées le «Monster Village»…
La seule chose qu’on n’y voit guère, et qu’on n’entend jamais, c’est l’argent sonnant et trébuchant. Au Wynn, comme dans tous les grands casinos, les machines à sous ne crachent plus des pièces de 25 cents mais des tickets à code-barres, que l’on peut rejouer ou échanger à la caisse. Cette dématérialisation de l’argent est plus qu’une astuce de casinotier, c’est un symbole de l’évolution de las vegas. Désormais, le jeu ne représente que la moitié des recettes des casinos. Lentement, méthodiquement, la capitale du Nevada est devenue l’une des premières destinations touristiques mondiales, toutes attractions confondues. «Nous sommes la deuxième ville américaine pour les restaurants, nos spectacles attirent plus de monde que New York, Los Angeles et Londres réunies, et nous avons probablement plus de boutiques de luxe sur une distance d’un mile [1,6 km] que partout ailleurs dans le monde», note William Thompson, alias «Billy Gamble», professeur à l’université du Nevada et grand spécialiste du jeu. Il ne s’agit plus seulement de «mettre une tête sur l’oreiller», c’est-à-dire de remplir une chambre d’hôtel à tout prix, les profits venant du jeu, ni d’attirer le chaland dans les casinos avec des menus steak et homard à 4,99 dollars. Les chambres d’hôtel ne sont plus bradées, leurs occupants peuvent passer la journée sans risquer un dollar au jeu. Depuis l’ouverture du Mirage, en 1989, las vegas s’est dotée d’une masse critique impossible à égaler, pour ses concurrents: nombre de chambres d’hôtel (130000), casinos, salles de congrès (500000 m2), spectacles, restaurants, magasins, clubs de striptease (une cinquantaine), prostituées, tout concourt à renforcer la domination de la ville sur ce créneau bien particulier du divertissement pour adultes. Ajoutez à cette recette un facteur démographique majeur, le fait que 10 000 baby-boomers américains fêtent chaque jour leurs 50 ans, et vous obtenez une martingale infaillible.
Mais las vegas est plus qu’une recette – c’est un état d’esprit. Cette île incongrue perdue au milieu du désert, où les températures estivales dépassent allègrement les 40 °C à l’ombre, s’enorgueillit d’être l’un des derniers bastions du laisser-faire le plus débridé. C’est vrai pour le jeu: une fois accordée la licence de jeu, difficile à obtenir, les 300 casinos du Nevada peuvent faire à peu près ce qu’ils veulent, sans avoir à chaque fois à demander la permission. C’est aussi vrai pour le reste de l’économie: on peut construire ou démolir à cœur joie, les impôts locaux sur le revenu n’existent pas, et les règles encadrant les entreprises restent paradisiaques, comparées à la Californie voisine où tout – aux yeux des Américains… – est encadré, codifié, taxé. Cela va même au-delà des gros sous et de la paperasse: est-ce à cause du soleil brutal, de la chaleur sèche qui semble vouloir tout consumer? vegas est devenue cette destination mythique du rêve américain, d’un second départ, une ville où l’on peut faire de son passé table rase et reconstruire une vie plus riche, plus fun, plus jeune.
Pour las vegas, les records se suivent et se ressemblent: croissance la plus rapide du pays en termes d’emplois (+6,6% par an, avec un chômage inférieur à 4%) et, en ce qui concerne l’Etat du Nevada, croissance économique la plus rapide du pays depuis dix-sept années consécutives. Tout ici est démesuré: la croissance physique de vegas, dont la superficie a été multipliée par six en trente ans, ou encore le nombre de nouveaux professeurs recrutés l’an dernier: plus de 2 000! «C’est une ville qui devrait peut-être ne pas exister mais qui est bien là, dit Bob Brandt, un agent immobilier. Quelqu’un qui n’a rien peut venir ici et découvrir la richesse de l’Amérique.»
Pour venir, ils viennent: la population a doublé en un peu plus de dix ans, elle frôle les 2 millions d’habitants. La ville brasse, elle ingurgite, elle recrache, aussi: chaque année, plus de 50 000 habitants jettent l’éponge, dégoûtés d’être venus chercher un miracle et d’avoir trouvé un mirage. Sur 100 habitants, seulement 6 sont nés à las vegas! Les autres sont souvent jeunes, immigrants ou salariés peu qualifiés attirés par les jobs du tourisme, ou bien retraités, séduits par les 300 jours de soleil par an. Un mélange dynamique… et explosif. Lorsque les prix de l’immobilier s’envolent sur la côte Ouest, au début des années 2000, des milliers de Californiens réalisent qu’avec les 400 000 ou 500 000 dollars qu’a rapportés la vente de leur maison ils sont les rois du pétrole à las vegas, où l’immobilier est beaucoup moins cher. Ils fondent sur la ville comme une nuée de sauterelles. «C’était de la folie pure, se souvient Angel Cooley, une juge du Michigan qui s’est installée ici en 2002. J’avais à peine acheté ma maison pour 175 000 dollars que l’on venait frapper à ma porte en me demandant: "Etes-vous vendeuse? Je vous offre 250 000 dollars." On retrouvait sans cesse des prospectus sur les voitures: "Nous achetons des maisons"; "Nous payons cash"; "Votre prix sera le nôtre".» En un an, l’immobilier augmente de plus de 50%! Angel, qui n’est pas née de la dernière pluie, se met elle aussi à acheter des maisons, cinq ou six au total. Elle a peu d’économies, mais avec des emprunts où il suffit de verser 5% de la valeur totale, voire même 0%, qui pourrait résister? Si elle liquidait tout aujourd’hui, Angel estime qu’il lui resterait en poche 1 million de dollars de plus-value.
Bob Brandt, l’agent immobilier, s’est lancé dans la même course et estime lui aussi pouvoir tirer 1 million de dollars de ses propriétés… s’il les vend. Bob est bien placé pour savoir que le marché s’est calmé: chargés des reventes au Siena, un complexe de 2 000 maisons à l’extrême ouest de la ville – à droite de la route, une Toscane surréelle avec cyprès et gazon vert, à gauche, le désert pur et brut –, il a vu plus d’un propriétaire endetté le supplier de vendre sa maison à n’importe quel prix. Mais Bob ne panique pas. vegas est un tel paradis, explique-t-il, que les habitants continueront à affluer. Angel, elle, attend que l’est de la ville commence à s’embourgeoiser pour investir. Beaucoup se refusent à croire à l’imminence d’un krach. Les autres n’en ont pas peur. Après tout, nous sommes dans le Wild West! «On a trop construit? Et alors? On va faire faillite? La belle affaire!» s’exclame Bill Thompson, le professeur. Il renvoie à une couverture de «Life Magazine» bardée d’une question angoissante: «A-t-on trop construit à las vegas?» C’était… en 1985.
(source : nouvelobs.com/Philippe Boulet-Gercourt)