Pour jouer, pour jouir, bienvenue à Mong La, un Disneyland de la jungle un peu spécial, conçu pour le bien-être des touristes chinois. Un eldorado du plaisir créé de toutes pièces avec la bénédiction de Rangoon.
Des turbans colorés, de grosses boucles aux oreilles, des jambières à rayures et, sur le dos, de lourdes hottes remplies de charbon de bois. Au coeur d'un paysage édénique, où les plantations de manguiers alternent avec les arbres à thé sur les collines baignées de soleil, les quatre paysannes marchent pieds nus sur le bord de la route, s'écartant fréquemment pour laisser passer les camions militaires où de jeunes miliciens font le signe de la victoire en poussant de grands cris. Ils n'ont pas 20 ans, ne se disent pas birmans, mais « shan » comme leur armée, l'Eastern Shan State Army, qui tient cette étrange contrée aux marches de la Chine connue sous le nom de « région spéciale n°4 ». Une enclave autonome d'un genre plus que particulier au vu de l'impression de pays de cocagne qui saisit le voyageur une fois franchi le check-point. Golf au green impeccable, hôtels aux enseignes rutilantes et banques à façade de marbre ont balayé les maisons de bois entrevues jusqu'ici. Même la route de montagne, plus que cahoteuse, s'est muée en une large avenue bordée de lampadaires que sillonnent de luxueuses berlines aux plaques d'immatriculation frappées du triangle rouge de la « région spéciale », avant de se garer sur le parking du casino, dont le programme s'annonce sur une enseigne géante : « Oh ! That's wonderful ! »
Bienvenue à Mong La, nouvel eldorado des chercheurs de plaisir au coeur de la jungle. Une zone franche où tout est permis pour les 500 000 Chinois qui s'y pressent chaque année. Pour jouer. Pour jouir. Chacun a ses raisons, qu'il trouve sur les tapis verts ou les bandits manchots des deux casinos monumentaux de la ville, ou entre les cuisses des 500 filles employées autour du marché, où s'acquièrent aussi sans difficulté, à la pièce ou au morceau, la plupart des espèces animales protégées partout ailleurs. 5 000 yuans le python (520 E), 3 500 le couple de paresseux (360 E), 200 yuans le pénis de tigre ou la patte d'ours (20 E)... Car Mong La a beau être encore la Birmanie, inutile de sortir des kyats, le monnaie birmane, tout étant fait ici pour que le touriste chinois se sente chez lui, et c'est le yuan chinois qui a cours.
Chinois aussi les caractères des enseignes. Chinois le temps (une heure d'écart avec Rangoon) et chinois le personnel de ce Disneyland de la jungle, depuis les fringantes croupières de casino jusqu'aux transsexuels siliconés qui, juste après le spectacle d'éléphants, dansent trois fois par jour devant les nouveaux riches hilares venus du Yunnan. Le las vegas du Triangle d'or ? Non, mais la ville modèle du « développement national », explique-t-on officiellement sur les publicités géantes.
Car la grande force de Mong La, c'est d'être l'une des vitrines de la « nouvelle Birmanie », un fruit juteux né de l'amitié indéfectible unissant désormais les anciens seigneurs de l'opium et la junte militaire au pouvoir à Rangoon. A l'origine, en effet, de ces « régions spéciales » du Triangle d'or, région historiquement mouvementée où se rejoignent les frontières de la Chine, de la Thaïlande et du Laos, de simples cessez-le-feu négociés entre le gouvernement birman et les armées rebelles qui se sont toujours financées grâce à l'or vert.
Et c'est précisément le cas de Mong La et de son « parrain », le dénommé Lin Mingxian, mieux connu sous le nom de U Sai Lin, le « U » marquant, en langue birmane, le signe du plus profond respect. Etrange parcours que celui de cet ancien garde rouge né dans le Yunnan, devenu dans les années 60, l'un des principaux chefs de guerre du Parti communiste birman (BCP) avant de découvrir le capitalisme et l'avantage qu'on peut tirer d'une armée personnelle. De son QG de Mong La, qui n'est alors qu'une bourgade peuplée de montagnards shan, il quitte le BCP et monte ses premières raffineries d'héroïne, dont les 4 000 hommes de sa milice, l'Eastern Shan State Army, assurent le transport jusqu'à la Chine et la Thaïlande voisines.
Lin devient si puissant qu'il prend l'une des premières places sur la liste de l'International Narcotics Control Strategy Report (INCSR), émise en 1998 par le Département d'Etat américain. Il est vrai que son mariage avec la fille d'un autre parrain du Triangle d'or (Pheung Kya-Shin, 2 tonnes d'héroïne en 1996) n'a pas non plus contribué à l'engager dans une voie plus raisonnable. Pourtant, quand le général Khin Nyunt, numéro deux de la junte, chef des services secrets birmans et principal organisateur des trafics de teck, de jade et de rubis dans le Triangle d'or (aujourd'hui en prison pour quarante ans), lui propose un cessez-le-feu en échange d'un territoire à lui, il accepte de déposer les armes, tout en gardant son armée. La « région spéciale n°4 » est née.
Mong La peut commencer à se développer au grand jour, et U Sai Lin, reconnu comme l'un des leaders de la minorité shan, est invité à Rangoon pour participer à la convention nationale alors qu'il n'est même pas birman...
Gage de cette amitié, la monumentale pagode couronnée de diamants construite en même temps qu'une église au sommet de la colline qui surplombe Mong La (venant d'un ancien maoïste, cela ne manque pas de sel), et surtout le très kitsch musée d'Eradication de la drogue, attraction vedette de Mong La pour les Chinois qui arrivent en car de l'autre côté de la frontière.
Un vaste bâtiment rose bonbon, aux toitures aériennes ornées de pagodons, où l'on découvre, un peu désarçonné, les efforts faits par la narcodictature pour supprimer sur son territoire la culture de l'opium ! A l'entrée, encore plus amusant si ce n'était aussi tragiquement hypocrite, une photo où Khin Nyunt, justement, remet à U Sai Lin, en costume immaculé, la médaille d'honneur de la lutte antidrogue. On croit rêver.
Sur les murs, les portraits de la junte au grand complet, posés sur des fresques en couleurs où les généraux paradent devant les saisies d'opium, tandis que, sous les vitrines où des mannequins incarnent ce que doit être le bon Birman (main droite levée en guise de salut martial), on présente les activités proposées aux toxicos dans les centres de réinsertions : broderie et danse ethnique.
Amphétamines. De quoi rire très jaune, surtout quand on sait que, si l'opium a officiellement disparu de Mong La depuis 1997, c'est que les amphétamines l'ont avantageusement remplacé. C'est ce dont on s'aperçoit très vite lorsqu'on sillonne les villages akha environnants. Dans ces confins du Triangle d'or, où se pratique encore le chamanisme le plus ancien, des chefs de village se plaignent de recevoir la visite d'étrangers qui leur proposent de fabriquer la fameuse ya-ba, « la drogue qui rend fou », surnom de la métamphétamine qui ravage la jeunesse, de la Thaïlande à la Chine. Totalement synthétiques, ne nécessitant que quelques litres d'éphédrine et un générateur, ces pilules, que deux personnes suffisent à fabriquer au rythme de 10 000 par jour, assurent un bénéfice de 300 % sur leur vente en Thaïlande.
La nuit, le business bat son plein à Mong La. Au baccarat de l'Oriental Hotel, ce sont des sommes de 15 000 yuans (1 600 E) qui se misent sur les tapis verts tandis que veille au grain un service d'ordre tout droit tiré d'un « Bruce Lee ». Dehors, dans la cinquantaine de petites cahutes décorées de lampions rouges qui bordent le marché, les filles jouent au mah-jong en attendant les chanceux du casino. Dès que l'un d'eux apparaît au volant d'une Cherokee ou d'une berline aux vitres teintées, elles foncent comme des papillons dans la lumière des phares et se rangent côte à côte sous les ordres de leur mère maquerelle. Au-dessus, sur sa colline éclaboussée de lumière, le bouddha géant de la grande pagode désigne Mong La de son doigt protecteur. Il est vrai que les brochures touristiques disponibles sur les sites officiels du gouvernement birman vantent le « renouveau bouddhique » de ce bout du monde « anciennement assombri par les nuages de l'insurrection, qui s'épanouit aujourd'hui en une belle et moderne ville illuminée par le soleil brillant de la paix et du développement ». Ainsi en va t-il désormais dans le Triangle d'or.
(source : lepoint.fr/Christophe Ono-dit-Biot)