Sur un rythme disco, un animateur survolté encourage les participants : go, go, go ! des meneuses de claque en tenue hawaïenne battent la mesure. L'ambiance est démente, un brin surréaliste. Bienvenue dans un tournoi de machines à sous.
Objectif : «Peser su'l piton» à fond la caisse pendant 15 minutes pour amasser le plus de points possible. Au moment où Loto-Québec songe à déménager et à agrandir le casino de Montréal, Actuel fait une incursion dans l'univers du jeu, au féminin.
Il est 11h, mardi matin. Aucune occasion spéciale, pas de congé férié ou de fête nationale. Mais quand on entre dans le pavillon du Québec du Casino de Montréal, c'est la fête. Des centaines de personnes sont rassemblées autour des machines à sous, il y a de la musique, des meneurs de claque. Les décibels s'éclatent, les joueurs se démènent. Tendinites et bursites en perspective. Tout pour accéder à la demi-finale de ce vrai tournoi avec un vrai prix: 15 000$.
Des choses étranges, il y en a tout plein au Casino de Montréal. À preuve, cette tour de Pise sculptée dans la graisse (animale ou végétale ?) et exposée dans la vitrine du restaurant italien. L'oeuvre est celle du sculpteur en résidence du casino qui travaille également un autre matériau : l'écorce de melon d'eau. Splendide au buffet.
Étonnant également ; des guichets automatiques qui refusent les dépôts mais acceptent volontiers les retraits.
Et enfin, dernière curiosité mais non la moindre, cette cordelette qui relie les joueurs à leur machine. Pour accumuler des points bonus, les clients insèrent une petite carte, dite privilège, dans la fente de l'appareil. Les points amassés sont échangés contre des objets ou des rabais divers. Plus vous jouez, plus gros sera le cadeau.
Décidément ici on sait recevoir ! Et la visite apprécie.
Chaque jour, 18 000 personnes viennent au Casino de Montréal. Ils laissent derrière eux, près d'un demi-milliard de dollars.
Du monde ordinaire, loin du cliché du big shot véhiculé par le cinéma et la littérature. En fait, la première chose qui frappe quand on entre le matin au Casino, c'est le nombre de femmes âgées qui s'y trouvent.
Des centaines de têtes blanches ou grises, des femmes de 60, 70, 80 ans. À première vue, elles sont très très largement majoritaires. Mais Jean-Pierre Roy, porte-parole du Casino, comme tous les employés interrogés, refuse de confirmer cette observation très peu scientifique. Oui, c'est vrai explique-t-on, les femmes constituent environ 60% de la clientèle toutes plages horaires confondues. Mais à combien grimpe ce pourcentage les jours de semaine ? Impossible de le savoir.
Chose certaine, le spectacle Hommage aux femmes, présenté au cabaret du Casino, est tout à fait justifié !
Les femmes et les fruit machines
Des femmes donc, postées devant les machines à sous. Les jeux de table, tels que le black-jack, la roulette, ou la bataille (oui, oui, la bataille), obtiennent peu de succès auprès des dames. La petite histoire dit que les machines à sous, inven-tées à la fin du 19e siècle, ont été inaugurées au casino Flamingo de Las Vegas dans les années 30, pour désennuyer les femmes des joueurs. Aujourd'hui cependant, la fruit machine est devenue la vache à lait des casinos. En Amérique du nord, elle génère les deux tiers de leurs revenus. La même tendance est observable en Europe, pourtant mordue de jeux de table.
Mais qui sont les femmes qui fréquentent le casino ?
«Moi, dit Madeleine, une sympathique sexagénaire, je viens une fois par semaine, avec une amie ; c'est mon mardi social ! Je parle aux gens, on se souhaite bonne chance, c'est très divertissant.»
Divertissant et sécuritaire ajoute Michelle, une femme seule, chic et de bon goût, attablée à un des restaurants du casino. «Vous savez, les journées sont longues quand on est seule à la maison, alors je viens régulièrement au Casino. On y mange très bien, on profite des rabais grâce à la carte privilège, l'at-mosphère est agréable et il ne peut rien m'arriver.»
Pas de danger, commente le sociologue Michel Chevalier, spécialiste du jeu excessif. «C'est effectivement un endroit hautement sécuritaire ; la première personne qui a un étourdissement ou qui s'affaisse, y'a trois préposés qui se garrochent dessus pour l'aider !» Et avec près de 800 caméras de surveillance, dispersées à la grandeur de l'établissement, il y a peu de chance qu'on vole votre pot de 25 sous ! «Les casinos, affirme M. Chevalier, sont conçus pour que le client s'y sente en sécurité et y reste le plus longtemps possible, à l'opposé d'un McDo.»
Réinvestir
Rien ici n'est laissé au hasard, sauf les combinaisons gagnantes bien sûr ! Vous vous égarez dans le Casino de Montréal, ce qui est absolument inévitable ? Planifié, croit encore Michel Chevalier. Oui, le Casino de Montréal est le seul casino au monde construit en étages mais ça ne justifie pas tout. «Il faut comprendre que c'est en réinvestissant ses gains que le joueur finit par perdre son capital, c'est le principe du grinding, de l'effritement. Plus vous jouez longtemps, plus vous gruger votre investissement.»
L'argent, parlons-en ! Est-ce l'appât du gain qui attire les femmes au casino ? Certaines d'entres elles, bien sûr, mais pas toutes. Selon Claude Boutin, psychologue au Centre québécois d'excellence pour la prévention et le traitement du jeu, les femmes chercheraient, plus que les hommes, à étirer le plaisir, à jouer le plus longtemps possible avec un minimum d'investissement.
Une très grande majorité d'entre elles, 80%, misent 100$ ou moins par visite. Parfois, elles fixent leur limite à 20$ ou 30$ et s'y tiennent.
Thérapie
Les deux tiers des femmes disent venir au Casino trois fois ou moins par année. Des visites occasionnelles donc, souvent en groupe organisé ou encore avec une amie ou un parent.
Son énorme fer à cheval, plaqué or, bien en vue sur sa machine, Agnès Poirier, 86 ans, fait preuve d'une concentration et d'un sérieux incroyables. Les mains sont constamment en mouvement car, comme bien des habitués, Agnès joue sur deux machines à la fois, dévorant les crédits à une vitesse folle. Parfois un gain renfloue les coffres.
Agnès et sa fille sont assises au même endroit depuis 10h. Il est maintenant 17h et la «reine mère» ne montre aucun signe de faiblesse, sa fille Carmen, oui ! «J'amène ma mère ici une fois par mois, c'est sacré. Pour elle c'est complètement thérapeutique, ça agit comme un médicament, et l'effet sur sa lucidité est instantané.» Et comme pour appuyer ses commentaires, Agnès lance à la foule un sourire ravageur et coquin.
Et combien a coûté la «thérapie» aujourd'hui ? Les deux joueuses n'en ont aucune idée... ou font preuve d'une compréhensible discrétion !
«C'est ma meilleure vitamine!» renchérit Laurette Royer. À plus de 90 ans, l'énergie et l'éloquence ne lui font pas défaut surtout lorsqu'il est question du jeu. «Le jeu fait depuis longtemps partie de ma vie. Je n'ai jamais perdu le contrôle et je respecte mon budget. Pour certains, le jeu c'est le diable incarné ; mais voyons donc ! L'argent qu'on dépense au casino, c'est le gouvernement qui le récupère, c'est une forme de recyclage !»
Chez les Royer aussi, on vienten famille, entre filles surtout, et de préférence lorsqu'il y a des compétitions.
Laurette est sûrement une des rares clientes à pouvoir se vanter d'avoir participé à tous les tournois de machine à sous; une trentaine depuis l'ouverture. Mais avec près d'un siècle de vie derrière la cravate, elle passe maintenant le flambeau à ses filles !
Entre le récréatif et l'excessif
Si le mystère du jeu comme loisir demeure entier pour certains sceptiques, celui du jeu compulsif est encore plus opaque.
Et de cette dépendance, les femmes ne sont pas exemptes.
Une personne sur quatre, inscrite sur la liste d'auto-exclusion du Casino de Montréal, est une femme. À la Maison Jean Lapointe, environ 35% des joueurs com-pulsifs traités sont des joueuses.
«Les femmes ont tendance à développer un problème de jeu plus tardivement que les hommes mais de façon plus virulente», explique le psychologue Claude Fortin. «Elles ont peut-être moins le profil du gambler stratégique, ce n'est pas nécessairement le pouvoir qui les intéresse, mais plutôt la fuite.» Chasser l'ennui, la solitude, les idées noires...
Et la descente peut être très rapide. Surtout, précise encore M. Fortin, si vous gagnez dès vos premiers essais. «Ce n'est pas l'ampleur du gain qui est important, mais son impact émotif. Si un gain de 50$ vous procure plus de plaisir que vous en avez ressenti depuis longtemps, ça peut représenter un facteur de risque important.»
Selon différentes recherches, les femmes perdraient le contrôle en trois ou quatre ans alors que chez les hommes, ce processus pourrait s'étendre sur une dizaine d'années.
Mais pour certains, femmes ou hommes, tout se joue en quelques mois. Parlez-en à Yolande, la belle soixantaine, qui nous reçoit chez elle, entre deux boîtes de déménagement.
«Moi, j'ai accroché dès la première fois. Le premier soir, c'était fait!» Comme quoi une banale visite dans un pub, un soir de Festival de Jazz, peut modifier une trajectoire. «J'ai tout de suite aimé l'ambiance, les lumières, les sons et j'ai gagné et regagné toute la soirée. Les gens s'étaient rassemblés autour de moi. C'était super!»
À peine quelques semaines plus tard, Yolande fait parfois 45 minutes de marche pour rentrer chez elle à 3h, en pleine nuit de canicule, plus un rond en poche. Et soir après soir, elle retourne à sa machine, sa machine chanceuse bien entendu!
«Il faut savoir, précise Claude Fortin, que 75% des idées qui nous passent par la tête quand on joue sont erronées. Ce sont des idées qui ne respectent pas la logique.» Les superstitions, les coïncidences, les supposées stratégies, autant d'exemples de pensées erronées. «Les gens se servent de leur intelligence à des jeux qui n'en demandent pas. Plus une machine ou un jeu, comporte de manipulations ou d'interaction, plus les gens vont penser que les gestes qu'ils posent ont une influence sur le résultat.» Une façon de brasser les dés ou de tirer la manette par exemple.
Pas de hasard
Pour les joueuses comme Yolande, rien n'est laissé au hasard. «Au casino, j'avais mon îlot préféré, tous les préposés me connaissaient, j'étais chez moi.» Après plusieurs coups durs dans sa vie, elle déménage littéralement au casino. Elle passe ses journées et ses nuits à nourrir la machine. «Je dormais dans les toilettes et parfois j'entendais les femmes dire qu'elles avaient dépensé leur 20$ et que ça suffisait, ou encore elles s'énervaient parce qu'elles avaient gagné 100$. Je me moquais d'elles.»
Des sous, Yolande en a gagné beaucoup mais au final, après 10 ans de jeu intensif, elle se retrouve plutôt avec un déficit; au minimum 50 000$. «J'ai arrêté de compter à ce montant-là.» Elle vit maintenant de l'aide sociale.
Après avoir essayé d'arrêter par elle-même, Yolande s'est finalement tournée vers la Maison Jean Lapointe. Thérapie interne, externe. Elle n'a pas joué depuis six mois. Mais quand elle évoque ses soirées au Casino, on y retourne instantanément.
«J'ai aimé le Casino, le côté glamour, les spectacles, les bons restaurants et puis on nous traitait bien, on nous donnait des petits cadeaux, des rabais... ça aussi, ça fait partie du jeu.»
Reste à savoir si Yolande recevra les belles invitations - et les innombrables coupons-rabais que le Casino fait parvenir, par la poste, à ses fidèles clients - à sa nouvelle adresse.
LES FEMMES COnSTITUEnT EnVIROn 60% DE LA CLIEnTÈLE DU CASInO.
(source : cyberpresse.ca/Isabelle Craig)