Entre la République populaire chinoise et le «Paradis des travailleurs» nord-coréen, les glaces de la rivière Tumen balisent une étrange frontière. Ce sont parmi les derniers confins partagés par deux nations se réclamant du communisme. Malgré cette solidarité, c'est aussi un seuil que Pékin ferme à double tour. L'an dernier, la Chine a envoyé des troupes pour stopper l'entrée des réfugiés nord-coréens. Il y a quelques jours, elle vient aussi d'interdire la sortie de ses propres ressortissants : Pékin a décidé de couper les filières de la triche et de l'argent sale, après avoir enrayé dans l'autre sens l'exode de la faim et de la répression.
Les pays voisins n'ont prêté qu'une oreille distraite, le 11 janvier, lorsque la Chine a annoncé une offensive d'envergure contre les jeux d'argent – «vice» officiellement interdit depuis 1949 mais allègrement pratiqué, tout comme le commerce du sexe et le trafic de drogue. C'est pourtant une «guerre populaire» que Zhou Yongkang, ministre de la Sécurité publique et membre du Bureau politique, a déclarée lors d'une téléconférence nationale organisée depuis Pékin.
Est-ce la vigueur toute policière des mesures prises ? Ou l'impact international parfois hors de proportion que suscite désormais chaque trépidation du géant chinois ? Depuis deux semaines en tout cas, l'onde de choc et le tour de vis déclenchés par le ministre Zhou débordent largement les frontières.
A Macao, rivale asiatique de Las Vegas, les valeurs liées au casino-business ont plongé d'un coup. A la périphérie de la Chine, plusieurs dizaines de casinos, cercles de jeu et tripots de fortune installés en Birmanie, au Vietnam ou dans l'Extrême-Orient russe seraient sur le point de fermer leurs portes, parce que brutalement privés de leur riche clientèle de Kunming, Shenyang ou Chongqing. Lorsque c'était possible, Pékin leur a même coupé l'eau et l'électricité.
Kim Jong-il, le petit Staline de Corée du Nord, lui, vient du coup de perdre sa meilleure pompe à devises : le casino Emperor (Ying Huang en mandarin), temple incongru du baccara, de la roulette et du bandit manchot lancé il y a cinq ans derrière les barbelés d'une dictature aussi spartiate que féroce. A une heure de route au sud de la Tumen et de l'eldorado chinois, l'Emperor est une affaire cogérée avec Albert Yeung, magnat du jeu, investisseur à Macao et propriétaire de casinos flottants en baie de Hongkong.
L'établissement est, semble-t-il, l'unique réussite de la «zone économique spéciale» de Rajin-Sonbong. C'est aussi la seule entreprise nord-coréenne qui accueille le client 24 heures sur 24. Seuls les étrangers ont le droit de fréquenter ses tapis verts, ses salons de massage et quelques prostituées aussi blondes que russes. Les étrangers en l'occurrence ce sont 50 000 chinois, dont un bon tiers de fonctionnaires l'an dernier comme le souligne le quotidien China Daily, organe anglophone de la République populaire.
La précision n'est pas fortuite. Selon les ressorts d'une propagande éprouvée, Pékin commence toujours par dénoncer le mal venu de l'étranger, qu'il s'agisse du virus du SRAS, des dérives de la démocratie ou du pouvoir corrupteur de l'argent. Le vrai danger ne serait donc pas l'avidité des joueurs chinois, mais le chapelet de casinos installés de tout autour du pays. Les garde-frontière, en filtrant désormais la sortie des chinois, les protégeraient en somme de la tentation d'aller s'encanailler de l'autre côté.
Comme souvent aussi dans le discours officiel, le vrai message n'apparaît qu'en filigrane. De l'avis de tous les experts, mêmes pékinois, le noeud du problème est moins le jeu hors frontières que la corruption galopante de serviteurs sis au coeur de l'Etat chinois. Si «guerre populaire» il y a, ce n'est pas contre les croupiers birmans de Mong La ou russes de Slavyanka. Mais contre les circuits de détournement, de blanchiment et de recyclage de fonds qui n'auraient jamais dû quitter les coffres de la République populaire.
Depuis le 19 janvier, la frontière avec la Corée du Nord est effectivement fermée aux «touristes», quelle que soit leur nationalité. Les agences de voyage chinoises, qui vivaient d'allers-retours en bus à destination de l'Emperor sous prétexte d'itinéraires «culturel» ou «scienfitique», s'apprêtent à mettre la clef sous la porte.
A 99% chinoise, la clientèle du casino nord-coréen inclut d'ordinaire une majorité d'hommes d'affaires, venus claquer dans la bonne humeur les bénéfices de leur entreprise, entre amis ou en famille. «A la table de baccara, j'en ai vu un gagner 5 000 dollars en dix minutes», témoigne l'un des derniers visiteurs. Un croupier de Rajin-Sobong assure que la poisse a fait perdre plus de 6 millions en 36 heures à un autre joueur. Rien d'illégitime a priori, si ce n'est un sérieux dépassement du plafond d'exportation de devises appliqué par la République populaire.
A l'Emperor, comme dans les casinos de Mong La, Slavyanka, Seoul, Vladivostok ou Moscou, les flambeurs chinois qui inquiètent Pékin sont plutôt ceux qui se déplacent seuls, ne parlent jamais à personne, et misent toute la nuit sans même passer par leur chambre. «Ils jouent sans faire attention, comme si l'argent n'était pas à eux», relève un autre habitué.
Cai Haowen, ancien directeur du bureau des transports du département frontalier de Yanbian, appartient sans doute à cette catégorie. Depuis le 17 novembre, il est en fuite après s'être rendu 27 fois au casino nord-coréen et pioché 3,5 millions de yuans dans les caisses de l'Etat chinois (350 000 €).
Autre bureaucrate de haut vol et communiste grand teint, Zhang Zhonghai, directeur de la propagande dans la mégalopole de Chongqing, a été arrêté à la fin de l'an dernier. Il avait «emprunté», joué et perdu plus 100 millions de yuans de fonds publics à Macao (10 millions d'euros).
Ce n'est sans doute que la partie visible du siphonnage. Avec la spéculation foncière, le trafic de permis de construire et les circuits bancaires off-shore, les casinos étrangers sont devenus pour la Chine des conduits privilégiés de l'argent détourné ou mal acquis.
A moins d'être découverte, la martingale des fonctionnaires-tricheurs semble à toute épreuve. Si je gagne, je rembourse et j'empoche la différence. Si je perds, j'«emprunte» un peu plus dans la caisse publique, avec l'espoir de me refaire. Au bout du compte, je n'ai pas risqué une seule sapèque. Le même calcul vaut pour les dessous de tables, recyclés en gains légitimes (et personnels) après un bref passage sur le tapis vert, de l'autre côté de la frontière.
Le penchant des notables du parti unique et de la bureaucratie chinoise pour le jeu est tel que la Commission centrale de discipline du PCC et le ministère de la Supervision administrative ont conjointement tapé du poing sur la table en décembre : par circulaire, tout responsable public surpris en flagrant délit est désormais passible de mise à pied immédiate.
A l'approche des congés du Nouvel An chinois, le parti a dépêché des agents pour surveiller incognito ses adhérents dans les casinos de Macao, capitale du jeu et dépendance chinoise jusqu'ici épargnée par la campagne anticorruption. Le ministère de la Sécurité publique a également ouvert des lignes de téléphone et un site Web pour recueillir les dénonciations, contre espèces sonnantes et trébuchantes.
(source : lefigaro.fr/Jean-Jacques Mével)