Vingt-sept ans après la disparition de l’héritière du Palais de la Méditerranée, la justice a mis en examen l’ancien amant de la jeune femme et principal suspect: Jean-Maurice Agnelet. Retour sur un imbroglio judiciaire et le combat d’une mère.
Juste un lit, et puis des piles de dossiers, de documents, de livres, de notes. Elle habite son passé, étale sa mémoire dans son appartement de Monaco, comme pour toujours la rafraîchir. Renée Le roux a 82 ans, mais elle tient debout, bien droite, pleine de classe dans sa chemise en soie rose, grise et noire. C’est une femme vive qui rit souvent, raconte beaucoup. Elle agite les souvenirs dans le présent pour qu’ils respirent et ne s’abîment jamais dans l’amnésie des lendemains. C’est une mère qui a perdu sa fille dans un euphémisme qu’elle refuse obstinément. Agnès Le roux a «disparu» en 1977. Un raccourci rhétorique qui dissimule mensonges, manipulations et pratiques mafieuses. Aujourd’hui Renée Le roux ne veut rien que la vérité. Brute.
Après vingt-sept ans de lutte judiciaire, une dizaine d’avocats épuisés et quelques juges d’instruction dépassés, cette mère s’est finalement trouvée face à celui qu’elle a toujours suspecté. En mai dernier, Jean-Maurice Agnelet a été mis en examen pour l’assassinat d’Agnès. Et un jeudi du mois de juin, l’ancien mannequin de chez Balenciaga s’est levée dans le bureau du juge, grande et menaçante. Elle a enfin exigé: «Dites-moi ce que vous avez fait de ma fille après l’avoir tuée?» A l’insolence du mensonge, au courage de l’affront, l’homme a préféré la lâcheté du silence.
Agnès avait 29 ans, elle était jolie. Et riche. C’était, avec ses frères et sœurs, l’héritière du Palais de la Méditerranée, édifice mythique planté sur la Promenade des Anglais, à Nice, où avaient défilé les plus grands, de Joséphine Baker à Edith Piaf en passant par Charles Trenet et Jacques Brel. Un établissement que dirige Renée Le roux, mais qui fait quelques envieux au milieu des années 1970. Jean-Dominique Fratoni, un ancien fabricant de sandales dans la vieille ville, homme de paille de la mafia, n’a pas assez de son casino Ruhl à la façade ultramoderne, juste à côté du Palais de la Méditerranée. Il envoie un de ses proches draguer le clan Le roux: Jean-Maurice Agnelet. «Un homme qui vivait de magouilles, de sexe et de ses charmes», se souvient un avocat niçois. Agnelet, jeune avocat beau parleur, craint la mère Le roux, cette femme autoritaire, énergique et déterminée qui avait participé au championnat du monde de tir au pigeon en 1951. Pas le genre à se laisser plumer. Il use plutôt de son charme auprès de la petite dernière, une belle plante au regard vif et rebelle qui rêve d’aventures et de liberté. Ils se retrouvent à l’hôtel Splendid. Agnès fond devant cet homme qui n’inspire justement que méfiance à sa mère; elle s’installe avec lui. Il est marié, il collectionne les maîtresses mais elle l’ignore, il lui promet la lune et elle y croit. Elle n’a qu’à se laisser porter, s’en remettre à lui. Et «donner» sa voix au prête-nom de Jean-Dominique Fratoni lors du prochain conseil d’administration, le 30 juin 1977. Son vote est acheté. Renée Le roux perd son casino. Et surtout sa fille, quatre mois plus tard. Entre le 27 octobre et le 2 novembre 1977, Agnès se volatilise au volant de son Range Rover.
Jean-Maurice Agnelet sera mis en garde à vue en 1978. Et relâché aussitôt. Pourquoi? «S’il y a un scandale dans cette affaire, il est là, confie aujourd’hui un policier. Un seul raté, et vingt années perdues!» Dès le 16 mai 1977, Jean-Dominique Fratoni avait viré plus d’un million et demi de francs sur un compte que le couple avait ouvert quelques jours plus tôt en Suisse. Et deux mois plus tard le reste arrivait: soit 1,2 million de francs, qu’Agnelet transforme alors en bons de caisse anonymes à la Banque commerciale italienne de Nice. Toujours pendant l’été, il emmène cette fois en Suisse une autre de ses conquêtes, Françoise Lausseure, pour qu’elle ouvre à son tour un compte où il transfère sans scrupule une partie de l’argent d’Agnès. Déçue, privée d’attentions, plantée dans l’attente, la jeune héritière creusée par le manque s’enfonce. Le 4 octobre 1977, Agnès Le roux absorbe 10 dragées d’Immenoctal. Agnelet envoie les secours à une fausse adresse alors qu’il possède les clés de l’appartement. La jeune femme est hospitalisée, elle s’en sort mais ne donne aucune explication à ses proches. Deux jours plus tard, dans la nuit, elle avale d’autres comprimés, se taillade les veines. Agnelet attend le petit matin pour composer le 17, appel qu’il enregistre sur une cassette découverte plus tard dans son bureau. Les policiers ne retrouvent sur place ni les boîtes de médicament ni l’instrument tranchant avec lequel Agnès se serait mutilée.
Quand Agnès disparaît, la famille Le roux s’inquiète, mais l’avocat flambeur et séducteur est là pour rassurer tout le monde. Nul besoin de s’alarmer, d’ailleurs il serait plus ou moins en contact avec la jeune femme, il aurait même des nouvelles. Et, s’il procède effectivement à quelques mouvements financiers sur ses comptes, jusqu’à les solder, il ne faut pas se méprendre: il cherche paradoxalement à la faire réagir. Comme la résiliation de l’assurance et du bail de l’appartement au début de l’année 1978… Rien à voir, bien sûr, avec cette certitude qu’Agnès avait définitivement disparu. S’il avait l’espoir qu’elle revienne, Agnelet n’aurait-il pas cependant pu choisir de conforter les intérêts de la jeune femme en continuant de payer son loyer… avec les 3 millions dont il dispose alors en Suisse par exemple?
Début 1978, Renée Le roux porte plainte. Les enquêteurs perquisitionnent le domicile de sa fille. L’appartement est bien rangé, c’est celui d’une absente, avec un peu de courrier qui jonche le sol devant la porte d’entrée. Et, punaisés sur une table à dessin dans la salle de séjour, juste quelques mots, sans date: «Désolée, mon chemin est fini. Je m’arrête là. Tout est bien. Agnès. Je veux que ce soit Maurice qui s’occupe de tout.» Agnelet est interrogé, mis en garde à vue, mais ne se montre pas très coopératif et nie même l’évidence qui fait de lui l’amant d’Agnès. Les enquêteurs fouillent le cabinet du jeune notable. Ils trouvent la chaîne hi-fi de la jeune femme. Et, dans un tiroir, une photocopie du texte laissé par Agnès chez elle. Seulement sur cet exemplaire-là figure un élément précieux qui n’apparaît pas sur l’original: la date. Et elle correspond à la première tentative de suicide de la fille Le roux, non à sa disparition. On demande des comptes à Agnelet, qui répète qu’il n’a pas tué Agnès. Le jeune avocat tient son rang, il est responsable de la Ligue des Droits de l’Homme, il est franc-maçon, il a des relations. Il sort libre.
A l’automne 1979, les policiers se rendent chez l’ex-épouse d’Agnelet, à Cantaron. Ils y découvrent la bibliothèque de l’avocat, ses livres de la Pleiade. Qu’ils feuillettent. Dans les Œuvres complètes de Montaigne, ils trouvent ces notes: «17 mai 1977. Genève. PM-PV amitiés.» PM, pour Palais de la Méditerranée; PV, pour Palais vénitien, le nom de la société propriétaire des murs. Le 17 mai 1977, Maurice et Agnès étaient à Genève, où Fratoni leur virait une partie du pactole en paiement du vote d’Agnès. Puis, dans le Journal d’André Gide, en page de garde, ces mots encore: «30 juin 1977 – sécurité – PM-PV.» C’est la date de l’ultime conseil d’administration sous la direction de Renée Le roux. Et encore, dans les Œuvres complètes de Rimbaud: «le 7 octobre 1977 – le bateau ivre. Classement dossiers PM-PV.» Ce qui correspond au jour de la seconde tentative de suicide d’Agnès. Pour finir, Agnelet avait noté dans les tomes I et II de Hemingway: «Mercredi 2 novembre 1977 – reclassement dossiers PM-PV. Liberté.» Et Agnès a justement disparu entre le 27 octobre et le 2 novembre de cette même année. Lorsque les enquêteurs ont osé demander quelque explication à l’avocat à propos de ces annotations, celui-ci a laissé entendre que toute ressemblance avec des faits réels ou des personnes ayant existé était, cela va de soi, fortuite.
Agnelet est à l’aise. Son emploi du temps au moment des faits balaie toute suspicion, il était à Genève avec Françoise Lausseure quand Agnès s’est volatilisée. Alors quand il comparaît devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence en 1986, avant qu’elle ne rende son ordonnance de non-lieu, c’est forcément un lapsus idiot qui échappe à ses mots menteurs: «Je n’ai jamais touché à l’argent d’Agnès après sa mort.» Il voulait dire… sa disparition? Quant aux sous, il croyait que c’étaient les siens. Classée, l’affaire Agnès Le roux.
Mais une mère qui perd un enfant, ça ne range jamais sa peine, ça peut même déranger la justice au moment où elle s’apprête à s’endormir. Renée Le roux tient Agnelet pour responsable de la disparition de sa fille. Alors si la justice ne voit pas de crime là où l’on ne retrouve pas de corps, si la prescription s’applique au non-lieu, la mère d’Agnès ruse, contourne la difficulté et dépose une plainte inédite pour des faits connexes: «recel de cadavre». Le temps qui passe fait remonter les aigreurs. En 1990, un des fils d’Agnelet, décédé depuis, envoie du Maroc à un ami. Il écrit: «Une carte pour dire encore et toujours que mes parents sont des assassins, que j’ai ouvert un sac pour les y mettre tous deux, qu’ensuite il faudra jeter le sac dans un dépôt de déchets radioactifs.» Et, en 1999, l’ancienne compagne de Jean-Maurice Agnelet craque. Françoise Lausseure revient sur ses déclarations, avoue n’avoir pas passé la nuit du 27 au 28 octobre 1977 avec l’avocat. Oui, elle était bien en Suisse à l’époque, mais avec une amie. Dans la foulée, l’ancienne épouse d’Agnelet sort de son silence et évoque une rumeur selon laquelle la dépouille d’Agnès pourrait bien être au mont Cassin. «Nous avons aujourd’hui la quasi-certitude qu’un petit nombre de personnes, deux ou trois, sont au courant de tout ce qui s’est passé il y a vingt-sept ans, assure l’avocat de la famille Le roux, Me Christian Boitel. Dans ce dossier, l’origine criminelle de la disparition d’Agnès est acquise… Maintenant il faut comprendre.» Renée Le roux dit qu’elle n’a jamais fait le deuil de sa fille. Comme si elle était restée avec elle, loin, tout en la cherchant, ici. Il suffit de la démarche d’une jeune femme dans la rue, rien qu’une allure, pour qu’elle croie voir sa fille. Et longtemps elle a doublé tous les Range Rover qu’elle voyait pour vérifier qu’il n’y avait pas Agnès au volant. Aujourd’hui, Jean-Maurice Agnelet, dont le conseil n’a pu être joint, est sous contrôle judiciaire à Chambéry. La famille Le roux espère le voir convoqué aux assises, courant 2005. «Il faut qu’il paie», lâche Renée. Pour qu’elle se repose un peu, elle. Parce qu’au bout d’un certain temps il en est un autre : celui que l’on aimerait enfin prendre pour rendre mémoire à ses absents.
(source : nouvelobs.com/Elsa Vigoureux)