On les embaume toujours plus ou moins d'une aura mafieuse, la réalité est toute autre. Au sein des casinos, des centaines de protocoles de suivi et de surveillance encadrent la masse de capitaux qui y fluctuent chaque jour. Braquer le casino, en 2021, est devenu mission impossible.
Tous les casinos de France ont un registre des orphelins. Et non, il ne s'agit pas de recenser les enfants abandonnés au milieu des tables de poker. "Ce sont tous les jetons abandonnés, oubliés par les clients que l'on récupère, que l'on notifie sur un registre, explique Eric Michaud, directeur machines à sous au casino Barrière d'Enghien, le plus grand établissement de France. Tous les mois, la somme est reversée aux œuvres sociales de la ville, sauf si entre-temps la personne a pu être identifiée. Sur les gros gains, on va dire à partir de 500 euros, on va tout de même essayer de retrouver le client !"
Ce carnet au nom chantant n'est qu'un fragment de la trentaine de registres que doivent tenir quotidiennement les casinos de France, afin de rendre compte de leur activité au Service central des courses et des Jeux, que les directeurs d'établissement appellent plus simplement la police des jeux. C'est le plus ancien service de police judiciaire de France : né en 1892, il fêtera l'année prochaine ses 130 ans. La division de la surveillance et des enquêtes administratives, et plus précisément sa brigade des casinos et des clubs est celle qui garde en permanence un œil ouvert dans les salles de jeux. En dehors de Paris, le service compte 70 correspondants locaux, dont 3 aux alentours de Lille.
Deux ministères sur le dos des casinos
"Il y a plusieurs types de surveillance, explique le commandant Michel Goetz, chef de la brigade des casinos et des clubs, qu'il a intégrée dès 2008. D'abord, la surveillance au quotidien, qui est faite par le correspondant territorial. Ensuite, il y a les audits, qui sont faits au moins tous les 5 ans dans les établissements, et qui sont transmis à la commission en charge de délivrer les autorisations de jeux. Le troisième niveau, ça peut être des contrôles ciblés. C'est-à-dire que lorsque nous avons des informations concernant des dysfonctionnements dans un établissement de jeux, on peut mener une enquête. On descend quelques jours, on vérifie les conditions de fonctionnement et on essaie de relever les manquements."
Pour les casinos, la transparence et la coopération avec la police des jeux est une question de survie. Ils sont sous la double tutelle des ministères de l'Intérieur et du Budget. Un encadrement facile à comprendre, quand on considère l'enjeu financier : "En 2019/20, l’activité des casinos a versé un montant de 970,52 millions d'euros, soit 53 % du produit brut des jeux, au profit des budgets de l’Etat et des collectivités territoriales" rapporte la fédération patronale casinos de France. Et encore, l'année n'était pas faste. "Lorsque des manquements sont graves, on peut demander des mesures à l'encontre de l'établissement, éventuellement une suspension ou une révocation d'agrément" ajoute le commandant Goetz.
Ces manquements peuvent être de tout ordres, comme l'explique le commissaire divisionnaire Stéphane Pialat, chef du Service central des courses et des jeux. "Dans les casinos, il y a une obligation d'avoir des caméras, qui doivent être positionnées pour permettre de voir les jeux, les mouvements d'argent. Il peut arriver que le dispositif de caméra soit d'une qualité médiocre, ou qu'elles soient mal orientées, qu'elles ne fonctionnent pas, ce qui est encore plus grave." Le commissaire Nicolas Rocher, chef de la division de la surveillance et des enquêtes administratives, renchérit : "Ou si le code d'accès aux locaux de vidéo protection est partagé par tout le monde, parce que là c'est aussi une faute en termes de protection des données individuelles."
A Enghien, un casino passé au peigne fin
La vidéosurveillance n'est que la partie émergée de l'iceberg. Cet après-midi, le commissaire Rocher le commandant Goetz nous emmènent en exercice pratique au casino d'Enghien-les-Bains. A peine passée la barrière d'entrée, les vérifications commencent. "On va vérifier que la liste des interdits est à jour, et qu'elle fonctionne réellement dans le cadre d'un contrôle d'identité, décrit discrètement le commandant Goetz. On s'assure que le contrôleur aux entrées connaît les justificatifs nécessaires. Pour les Français, il n'y a pas de souci particulier. Le problème se pose pour les clients étrangers, puisqu'il faut un titre de séjour régulier sur le territoire français, et c'est encore différent pour les frontaliers. Donc on questionne le personnel, pour savoir s'il est conscient de tout ça."
Un faste couloir plus tard, c'est l'entrée dans le domaine des machines à sous. Ici aussi, rien ne bouge sans un avertissement en bonne et due forme à la police des jeux. Les sociétés qui les commercialisent et qui en assurent la maintenance sont agréées par le ministère de l'Intérieur, et tenues de signaler tout élément suspect. Chaque machine possède un numéro unique, invariable y compris après la fin de l'exploitation, et la police des jeux possède un plan détaillé de leur emplacement. "Il y a un registre technique des machines à sous : chaque fois qu'une machine est réparée, ou déplacée, il faut le mentionner" rappelle Michel Goetz.
D'autant que le cœur de la machine abrite une donnée importante : ce qu'on appelle son taux de redistribution. "La réglementation française prévoit de redistribuer au minimum 85% de ce qui y est misé dans une machine à sous, et dans la pratique, pour des raisons de concurrence et de politique commerciale, souvent on est bien au-delà, révèle le directeur du casino de Lille, Laurent Balmier. Quand on veut modifier le taux de redistribution d'une machine, [la police des jeux] assiste à l'opération."
Un peu plus haut, au casino d'Enghien, c'est l'ouverture des tables de jeux. Une croupière de l'établissement compte, avant l'arrivée des joueurs, le montant de l'encaisse. Ce compte est suivi d'un compte contradictoire, et validé par un membre du comité de direction. Le registre associé est scrupuleusement rempli à l'encre noire. En cas d'erreur, il doit être corrigé à l'encre rouge. Aucune exception accordée, en cas de contrôle.
Il en va de même pour la destruction des cartes, les changements de jetons, l'achat d'une nouvelle roulette, ou encore le calcul du produit brut des jeux : tout, tout, tout, passera un jour ou l'autre entre les mains de la police des jeux. Et quand ils ne sont pas là, la vidéosurveillance fait le reste. "En plus d'être très réglementé, c'est très vidéoprotégé, et les images sont conservées jusqu'à 28 jours. Ça nous permet de revoir en direct les événements. Comment a été ouverte la table de blackjack hier ? Est-ce que les manipulations ont été bien faites ? Comment se sont comportés les joueurs ? Quelqu'un par exemple qui, quand il perd, tente de récupérer ses jetons pour ne pas perdre sa mise. Grâce à l'outil vidéo, on peut remonter énormément de choses" relève le commissaire Rocher.
"On s'adapte, parce que la criminalité s'adapte aussi"
Pouvoir remonter le temps, c'est ce qui fait la différence quand la criminalité s'essaie à la discrétion ou à l'ingéniosité. "Il peut y avoir des groupes de joueurs qui sont organisés. Certains font semblant de ne pas s'entendre, et en fait, leur rôle est de détourner l'attention du croupier pour qu'un autre joueur puisse récupérer des jetons, illustre le commandant Goetz. Sur la roulette électronique à Enghien-les-Bains, on a eu de la fraude. Il y avait un dispositif qui permettait de bloquer le cylindre pour une opération de maintenance et donc les voyous, lorsque leur mise était perdante, bloquaient cet appareil. Comme la partie était interrompue, ils étaient remboursés de leurs pertes par l'établissement. Ça, c'était une équipe de banlieue, qui a opéré pendant quelques mois, se remémore-t-il. Les Géorgiens, ils perçaient le plexiglas de la roulette, et ils installaient une petite tige, ce qui fait qu'ils arrivaient à freiner la bille pour la laisser tomber sur le bon numéro."
Des affaires de triche dévoilées, le commissaire divisionnaire Piallat, le commissaire Rocher et le commandant Goetz peuvent s'en renvoyer en ping-pong toute la journée. Nicolas Rocher le reconnaît volontiers : "On s'adapte, parce que la criminalité s'adapte aussi. Il y a quand même des gens qui sont très ingénieux." Mais même les bonnes idées ne restent pas longtemps sous les radars. La criminalité du monde des jeux a changé de visage.
Stéphane Piallat : On a aussi des bonnes relations avec ce monde de professionnels, qui sont tout aussi intéressés de savoir s'il y a de la triche chez eux. Les groupes et indépendants sont des professionnels, pas des mafieux.
Nicolas Rocher : C'est pas l'image qu'on avait à l'époque, celle du patron de casino un peu véreux ! Non, là ce sont des chefs d'entreprises, à qui on applique des règles draconiennes, bien plus que dans d'autres professions.
Et pour ceux qui se risqueraient à un braquage à l'ancienne, le jeu en vaut bien moins la chandelle qu'avant. Les casinos sont désormais munis de caisse à températion, conçues pour n'héberger qu'un palier minimum de capitaux. Des convoyeurs de fonds viennent régulièrement vider les établissements des sommes en espèces. "C'est fini le coffre du casino où il y a 50 millions !" ironise Nicolas Rocher.
"Ponctuellement, quand ça arrive, ça n'a rien à voir avec les braquages bien organisés qu'on voit à la télé, c'est deux ou trois voyous avec une arme de poing", complète le commandant Goetz. Il faudra encore passer les agents de sécurité, d'imposantes carrures à la vigilance permanente, et les différentes alarmes et chronomètres, conçus pour ralentir l'accès vers les coffres. "On est dans quelque chose qui se rapproche de la sécurité des banques, le risque n'est jamais nul, mais pour les criminels, c'est très dissuasif", conclut le commissaire Piallat.
(source : france3-regions.francetvinfo.fr/Yacha Hajzler)