À Paris, les casinos sont interdits. On joue pourtant à la roulette dans... les caves du ministère de l'Intérieur. Reportage.
C'est un endroit discret, presque secret, niché dans les sous-sols du ministère de l'Intérieur. Un endroit où les murs sont borgnes et les bandits, manchots. Bienvenue au "tripot", la chasse gardée du Service central des courses et jeux (SCCJ). Dans cette salle, on joue aux cartes moins qu'au chat et à la souris. Car ce soubassement abrite des flics hyper spécialisés qui y animent des séminaires afin d'enseigner aux policiers du service à ouvrir les yeux et à des magistrats de passage, qui auront un jour à instruire ou à juger leurs affaires, les rudiments de la triche et les grosses ficelles proscrites des casinotiers. Un lieu planqué, comme les pratiques qu'on s'y exerce à détecter.
"Attention la tête, on a déjà eu des accidents"
Pour accéder à cet endroit interdit au profane, il faut tourner le dos à la cour d'honneur de la Place Beauvau, remonter la rue des Saussaies jusqu'à la placette du même nom, toute proche, et la Direction générale des collectivités locales (DGCL), qui dépend, comme en atteste sa plaque, du ministère de l'Intérieur. Là, il faudra encore montrer patte blanche, pousser la lourde porte cochère puis badger à nouveau et passer le rutilant portique de sécurité, qui laisse mal présager de la suite du chemin à emprunter.
Ignorez les marches de marbre blanc qui mènent les fonctionnaires de la DGCL vers les étages de cet ancien hôtel particulier. Dans un renfoncement, à ses pieds, une frêle porte en bois, pareille à celle d'un débarras, révèle un escalier en colimaçon rendu moins engageant encore par la lumière vacillante d'un néon en fin de vie.
"Attention à la tête, on a déjà eu des accidents", plaisante Philippe Ménard, patron du SCCJ et maître des lieux depuis 2014. Plaisantait-il vraiment ? Une volée de marches plus bas, il vous faut encore ployer le buste pour entrer dans ce qui ressemble à s'y méprendre à la caverne d'Ali Baba, l'or et les breloques en moins. Sur une quarantaine de mètres carrés, plus deux petites salles attenantes, s'entassent tables de jeu, tapis, machines à sous régulières ou consciencieusement trafiquées - et, pour certaines, saisies lors de perquisitions -, cartons éventrés laissant deviner jetons, jeux de cartes, jeux de dés...
Une partie au moins de cet amoncellement d'objets pourrait bien remonter à la fin des années 1970, soit à la date de création du lieu, manifestement resté dans son jus. Car, si le service du commissaire Ménard a vu le jour dès l'an 1892 - il s'appelait alors le service central du contrôle du pari mutuel - et que l'autorisation des casinos remonte au 15 juin 1907, il aura fallu attendre les années Giscard pour que les flics aient leur salle de jeux attitrée.
Petites combines et grosses martingales
"On avait besoin de comprendre les mécanismes à l'oeuvre autour des tables, explique le patron du SCCJ, attablé à une roulette française, la reine des jeux de table de ce côté de la Manche. A plus forte raison parce que la liste des jeux autorisés s'est allongée et que les techniques des tricheurs d'une part et des fraudeurs d'autre part, même vieilles comme le monde, n'ont jamais cessé de se perfectionner." Dans son collimateur et dans celui des 125 fonctionnaires qui composent son service, des aigrefins enivrés, des joueurs compulsifs aux abois, des gangs d'arnaqueurs hyper organisés et, à l'occasion, des casinotiers indélicats.
"Dans un casino, le meilleur atout de la police, c'est le joueur floué qui dénonce la cause ou le responsable de ses déboires", expose Philippe Ménard. Il en va ainsi d'une faille dans le fonctionnement des roulettes anglaises électronique déployées dans les casinos français à l'été 2013. "Elle n'a été détectée que deux ans plus tard grâce au signalement d'un joueur." Mais l'ex-directeur du service régional de police judiciaire (SRPJ) de Rouen et ses hommes disposent de bien d'autres atouts dans leur manche.
"Quand on a commencé à mettre des caméras de vidéosurveillance à Paris, c'était 1 000 pour toute la ville. Aujourd'hui, pour le seul casino d'Enghien, on en compte 500. En plus de ces images, tous les points d'argent sont sonorisés dans les établissements", développe le patron des courses et jeux. Bien pratique pour contribuer à résoudre les affaires les plus compliquées, comme celle dite du "tilt" des tables de roulette électroniques. Treize prévenus comparaîtront dans ce dossier en septembre prochain. La justice leur reproche d'avoir écumé les casinos français en mettant à profit leur connaissance technique parfaite des machines: ils exploitaient une trappe réservée à la maintenance pour annuler leur mise quand leur pari était perdant. Les enquêteurs soupçonnent que ces individus, issus de différentes cités de Seine-Saint-Denis, ont pu bénéficier de complicités soit du côté des techniciens de maintenance, soit du côté du fabriquant. Et leur combine avait tout de la martingale: rien que pour le casino d'Enghien, le plus proche de Paris, le préjudice total est estimé à 700 000 euros.
Mais les hommes des courses et jeux disposent de bien d'autres ressources que ces caméras pléthoriques. Depuis l'été 2008, et la disparition des Renseignements généraux (les fameux RG), auxquels ils étaient rattachés, les courses et jeux sont entrés dans le giron de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), dont ils sont devenus l'un des services centraux. Ses enquêteurs sont également officiers de police judiciaire.
Cartes marquées et machines trafiquées
L'une des plus belles affaires de son histoire moderne est survenue en 2015, lorsque, sur la base d'un renseignement étranger, les enquêteurs de la SCCJ s'intéressent à un gang italien qui a pris la fâcheuse habitude de dévaliser la banque d'un casino azuréen en rasant littéralement ses tables de stud poker - une variante du célèbre poker, dans laquelle les participants se voient distribuer un jeu ouvert, tandis que celui du croupier est pour partie masqué. Leur technique, presque aussi romantique, est nettement plus élaborée que celle des compteurs de cartes de Las Vegas 21, un film qui relate l'épopée d'une équipe d'étudiants américains qui dépouillèrent les casinos de "Sin City" au milieu des années 1990. Cette fois, l'équipe visée, qui bénéficiait de la complicité d'un membre du comité de direction de l'établissement, était parvenue à introduire des cartes marquées à l'intérieur du casino. Les escrocs détournaient en fait des sizains (des paquets de six jeux de cartes), les expédiaient en Chine et faisaient apposer sur leur dos des marques invisibles, seulement révélées par les lentilles infrarouges que portaient les aigrefins une fois installés autour des tables. Les jeux étaient ensuite scellés à l'identique et rapatriés en France sous quarante-huit heures, au nez et à la barbe du casinotier et des courses et jeux, qui ont entre autre charge de s'assurer de l'intégrité des parties.
Une tâche colossale, car il s'agit de s'assurer de l'intégrité des croupiers autant que du respect des règles ou de l'absence de tricheurs autour de la table. Tout est soumis à l'efficacité des inspections régulières et parfois fortuites des enquêteurs du SCCJ. Les cartes, les jetons, leur provenance, leur qualité, leur emballage, les tables, leur disposition, la façon dont elle sont encadrées... Tout y passe, tout est réglementé.
Faire observer ces règles et traquer les maisons de jeu illégales n'est pas toujours ludique, comme nous le confie un enquêteur qui garde un mauvais souvenir "des heures passées sur le tableur récapitulant une année de mises et de gains quotidiens d'une machine à sous", tandis qu'il éventre l'une d'elles pour nous en montrer le mécanisme. Tout sauf une partie de plaisir, mais un passage obligé pour s'assurer que le taux de redistribution imposé par la loi aux casinotiers est scrupuleusement respecté.
"Brigade des aveugles"
De l'autre côté de la pièce, une table de black jack nous fait face. Elle a été offerte par un casinotier, mais, pour les fonctionnaires qui nous chaperonnent le jour de la visite, rien d'infamant ou de déplacé. Simple "récup" pour la bonne cause, le matériel étant de toute façon destiné à la destruction. Si nos interlocuteurs prennent la peine de nous l'expliquer, c'est que leur service n'a pas toujours joui de la meilleure réputation. Lorsque Philippe Ménard est nommé à sa tête, on parle plus volontiers pour désigner le service de "la brigade des aveugles" que des courses et jeux. Aveugles aux magouilles, s'entend. En cause, notamment, les relations parfois incestueuses entre les patrons de cercle et de casino et ces hommes chargés de les contrôler. Certaines pratiques ont en effet été mises en lumière au détour d'instructions judiciaires à la fin des années 2000 et au début de la décennie suivante.
Ménard a une feuille de route limpide. Il est chargé par le ministère de l'Intérieur, alors dirigé par Manuel Valls, de nettoyer les écuries d'Augias et de mettre un terme aux dérives. 10 % de ses effectifs en feront les frais, objet de procédures disciplinaires diverses. Le ménage fait, le patron de la police des jeux voudrait continuer de professionnaliser son service et, pour y parvenir, il est à la recherche de profils plutôt rares chez les flics. Ménard rêve de recruter un ancien croupier. ça tombe plutôt bien, ils sont nombreux sur le carreau depuis qu'avec ses hommes il a achevé de faire fermer les cercles de jeu parisiens, tombés pour cause de trop grande proximité avec le milieu, de blanchiment, de travail dissimulé et parfois des trois en même temps. Il aimerait aussi s'adjoindre les services d'un lanceur de bille - ces employés de casino chargés de faire tourner les cylindres des tables de roulettes- et d'un titulaire d'un BEP électromécanique pour augmenter la capacité d'audit du service sur les bandits manchots.
En attendant, il peut compter sur au moins une perle rare: un officier de police judiciaire d'abord passé par la magie et le close up (un exercice où le prestidigitateur est au plus près de son public), expert en triche et en manipulation de cartes ou de jetons. Le genre ni aveugle ni manchot, capable de déceler jusqu'aux arnaques les plus sophistiquées. Bien pratique pour boucler les enquêtes du SCCJ ou animer les formations données au "tripot".
(source : lexpress.fr/Benoist Fechner)