Ancien soldat américain tombé amoureux du japon, David Rosen se lance dans les Photomatons puis les jeux de bar… C'est sa rencontre avec le distributeur nippon d'une entreprise de machines à sous fondée à Hawaï en 1940 qui va donner naissance au géant des jeux vidéo Sega.
Installé à Tokyo et contrôlé majoritairement par des capitaux nippons, le groupe Sega, l'un des leaders mondiaux des jeux vidéo, a tout d'une entreprise japonaise. Elle ne le fut cependant pas toujours. C'est en effet un homme d'affaires américain, David Rosen, qui, dans les années 1960, jeta les bases de l'actuel groupe. Encore n'avait-il pas lui-même créé cette société…
L'histoire de Sega ne commence d'ailleurs pas au japon mais à Hawaï, en 1940. Cette année-là, trois hommes d'affaires américains, Irvin Bromberg - qui connaît bien le secteur des jeux pour y avoir travaillé des années durant -, son fils Martin et James Humpert créent à Honolulu, sous le nom de « Standard Games », une société pour construire, installer et exploiter des machines à sous. Leurs premiers clients sont les militaires de l'US Navy cantonnés dans l'île.
Loin de péricliter, les affaires connaissent un bel essor durant la Seconde Guerre mondiale avec l'afflux de soldats, si bien qu'en 1945 les trois associés décident de se concentrer exclusivement sur le marché militaire. C'est alors que la société prend le nom de « Service Games », par référence aux « servicemen » - militaires en anglais -, dont la contraction donnera plus tard le nom « Sega ».
Le japon, nouvel eldorado de Service Games
L'idée des fondateurs est simple : alors que les Etats-Unis, début de guerre froide oblige, maintiennent sous les drapeaux des millions d'hommes, le divertissement des militaires fait figure de véritable eldorado. Service Games réalise alors l'essentiel de son chiffre d'affaires à Hawaï et aux Etats-Unis. Jusqu'à ce jour de 1951 où, une loi ayant interdit l'installation de machines à sous dans les casernes situées sur le territoire des Etats-Unis, les fondateurs de l'entreprise sont contraints de chercher de nouveaux débouchés.
Ce sera le japon, l'un des piliers de l'influence américaine dans le Pacifique et où, depuis le début de la guerre de Corée en 1950, sont cantonnés des centaines de milliers de GI. Service Games y démarre ses activités en 1952. Une douzaine d'années plus tard, la société est devenue l'un des leaders mondiaux de la machine à sous. Importatrice à ses débuts, elle est devenue industrielle et fabrique, depuis son usine de Tokyo, ses propres machines, qui sont exportées vers le monde entier. Au japon même, Service Games a confié ses activités à deux partenaires japonais, Nihon Kikai Seizo pour la fabrication et Nihon Goraku Bussan pour la distribution. Depuis quelque temps, celui-ci utilise la marque Sega pour placer les machines un peu partout au japon. Là comme ailleurs, cependant, le marché commence à s'essouffler. C'est alors que la route de Nihon Goraku Bussan croise celle de David Rosen…
David Rosen, un amoureux du japon
L'homme est amoureux du japon. Il y est arrivé en 1948, à l'âge de dix-huit ans, comme soldat dans l'US Air Force. Démobilisé en 1952, il a décidé d'y rester, y trouvant son épouse. C'est là, à Tokyo, qu'il a fondé en 1954 son entreprise. Baptisée « Rosen Enterprises » - un nom bien prétentieux pour une société qui n'emploie que son fondateur -, elle vend des portraits réalisés par des peintres à partir de photographies. Le métier est compliqué, les photographies étant expédiées aux Etats-Unis pour y être peintes avant de repartir vers le japon. Il n'est pas du coup très lucratif. Mais il permet à Rosen de faire une découverte décisive : les japonais sont de gros consommateurs de photos d'identité ! Ils en ont besoin pour tout : papiers d'identité, cartes de rationnement, titres de transport, CV…
Les Nippons peuvent certes s'adresser à un studio photo. Mais il leur faut prendre rendez-vous, payer 250 yens et attendre trois ou quatre jours pour obtenir leur cliché. D'où l'idée, toute simple, de David Rosen : faire venir des cabines Photomaton des Etats-Unis. Inventées par un certain Anatol Josepho à New York en 1925, elles se comptent déjà par milliers aux Etats-Unis, où, pour 25 cents, chacun peut en quelques minutes se faire photographier. David Rosen commence à en importer au japon dès 1954. Baptisées « Photorama », elles proposent, pour 150 yens, cinq photos d'identité délivrées en l'espace de trois minutes.
Le succès est immédiat : au bout de six mois, l'entrepreneur en a déjà installé 100 à Tokyo et dans les principales villes du pays. L'engouement est tel que les studios photo finissent par se plaindre auprès des autorités américaines. En 1956, Rosen est convoqué à l'ambassade des Etats-Unis, où, afin de ne pas contrarier le relèvement économique du japon, on le prie de modérer ses ambitions. Voilà donc l'entrepreneur contraint de confier ses Photorama, en franchise, aux gérants des studios photo, lui-même se contentant de fournir les « consommables », notamment les films. Le business a beau rester très rentable, il est loin de combler les ambitions de Rosen. Toujours en quête de bonnes affaires, l'entrepreneur a déjà flairé de nouvelles opportunités de développement. Un secteur, notamment, lui semble particulièrement prometteur : le jeu.
Les jeux d'arcade cartonnent à Chicago
En ce milieu des années 1950, le japon est sur le point de tourner définitivement la page de l'après-guerre et de la reconstruction. Ayant consenti d'immenses efforts pour relever leur pays, les japonais commencent à souffler un peu. Rien à voir, bien sûr, avec les Etats-Unis ou l'Europe, où les week-ends sont déjà la règle et où il est d'usage de prendre quelques semaines de vacances. Au japon, les vacances sont encore rares et on travaille généralement six jours par semaine, voire six jours et demi ! Mais leur peu de temps libre, les japonais le consacrent de plus en plus à se divertir, à fréquenter les cabarets et les salles de spectacle. La société Service Games l'a d'ailleurs bien compris, qui installe désormais ses machines à sous partout, ouvrant même des salles de jeu entièrement dédiées aux bandits manchots.
Le divertissement : voilà le marché d'avenir, pense David Rosen. A partir de 1956, l'homme d'affaires commence donc à importer au japon des flippers, des baby-foots, des juke-box et autres jeux de bar. Il est le premier à le faire. Il en installe partout, dans les casernes de l'US Army, bien sûr, où les soldats américains, qui n'ont plus grand-chose à faire depuis la fin de la guerre de Corée, apprécient particulièrement de retrouver cet élément incontournable de l'« American way of life ». Mais aussi, très vite, dans les bars, les tavernes et les salles de spectacle du japon, où les machines importées par Rosen Enterprises voisinent avec celles exploitées par Service Games. Entre les deux sociétés, fondées par des Américains et devenues chacune leader sur leur marché, le rapprochement est inévitable…
Ce qui va le rendre possible, ce sont les changements qui affectent le marché du divertissement. A commencer par le lent déclin de la machine à sous et des jeux de bar traditionnels. Au début des années 1960, ce marché est arrivé à maturité. Aux Etats-Unis et en Europe, des dizaines de sociétés fabriquent et diffusent leur matériel dans les casinos et les salles de jeu, réduisant d'autant les marges des acteurs du secteur. Un autre marché, en revanche, est en train d'émerger : celui des jeux vidéo, et notamment des jeux d'arcade, auxquels on joue debout, face à une borne munie d'un écran, de quelques manettes et d'un monnayeur. Il en existe déjà à Chicago, le grand centre de l'industrie du divertissement aux Etats-Unis après Las Vegas.
La fusion de Nihon Goraku Bussan et Rosen Enterprises
Flairant la bonne affaire, David Rosen commence à en importer dès 1961. Habile, l'entrepreneur a obtenu l'exclusivité auprès des fabricants américains. Résultat : en 1963, Rosen Enterprises exploite déjà 200 bornes d'arcade au japon. Cette année-là, Nihon Goraku Bussan importe à son tour ses premiers jeux. Trop tard cependant pour menacer sérieusement Rosen. Fort de sa position et désireux de ne pas laisser son concurrent grandir, l'entrepreneur propose alors aux dirigeants de Nihon Goraku Bussan une fusion en bonne et due forme. Une solution que les japonais acceptent, conscients de ne pas faire le poids.
C'est ainsi que naît en 1965 la société Sega Enterprises, dont le nom a été préféré à Rosen, beaucoup moins connu sur le marché japonais. David Rosen en est le premier PDG. C'est lui qui pilote le lancement de Periscope, une borne électromécanique dans laquelle le joueur se trouve aux commandes d'un sous-marin. C'est le premier jeu entièrement conçu par Sega. Il fera beaucoup pour asseoir la réputation de la marque sur le marché des jeux vidéo. En 1969, David Rosen, qui détient la majorité du capital de l'entreprise, la revend - fort cher - au conglomérat Gulf & Western Industries, tout en continuant à la diriger. Il la rachètera en 1984, en pleine crise des jeux vidéo, avec l'homme d'affaires japonais Hayao Nakayama avant de se retirer définitivement des affaires en 1996. C'est finalement en 2004 que le holding Sammy de la famille Satomi rachètera Sega, devenu entre-temps l'un des leaders mondiaux du secteur.
(source : lesechos.fr/TRISTAN GASTON-BRETON)