D'un côté Barrière, n° 1 après l'alliance avec Accor, de l'autre Partouche, prêt à tout pour retrouver son rang. Récit haut en couleur d'une lutte féroce pour le contrôle des jeux de hasard.
Ce sont les Groseille et les Le Quesnoy du monde économique. D'un côté, un patriarche, Isidore Partouche, humble radioélectricien et fils de cordonnier, débarqué d'Algérie au Touquet en 1962, avant de reprendre, onze ans plus tard, son premier casino à Saint-Amand-les-Eaux, près de Lille. L'accent pied-noir prononcé. Des membres de sa tribu présents dans tous les rouages du groupe. Des salles de jeux populaires à La Ciotat, Palavas et Berck-sur-Mer... De l'autre côté, Dominique Desseigne, veuf de Diane Barrière, l'héritière d'un empire du jeu développé depuis près d'un siècle par la famille de son père adoptif, Lucien. S'affichant il y a encore peu au bras de Mouna Ayoub, une riche divorcée libanaise et jet-setteuse de choc, Dominique Desseigne n'a pas rompu avec les traditions du clan Barrière. Son très guindé Prix de l'Arc de triomphe, dont il est le partenaire officiel, et un parc de casinos chics dont Deauville, La Baule et Cannes constituent ses plus beaux fleurons.
Différents en tous points, les deux casinotiers sont entrés aujourd'hui en opposition frontale. Depuis le printemps, en effet, rien ne va plus entre eux, et les jeux ne sont pas encore faits. En s'alliant avec Accor, le premier groupe hôtelier européen, et le fonds américain Colony Capital, Barrière a détrôné Partouche, jusque-là n° 1 sur le continent. Depuis, ce dernier tente de récupérer sa position en achetant les casinos Didot-Bottin. Les deux géants du secteur pèsent chacun plus de 700 millions d'euros de produit brut des jeux (PBJ) et sont cotés en Bourse directement ou à travers leurs actionnaires. Ils ont aussi poli leur image de marque. Les dernières affaires en date éclaboussant le secteur (Amélie, Tranchant, Annemasse) n'ont pas abouti ou remontent aux calendes grecques. La dictature du cash-flow et de l'ebitda semble l'avoir emporté la mise sur les anciennes règles du milieu. Aujourd'hui, la guerre des casinos est un duel industriel. Ce qui n'interdit pas les coups de bluff, les grosses mises et les bancos les plus fous.
Partouche n'est en tout cas pas décidé à abandonner la partie. En décembre dernier, lorsque Isidore Partouche découvre que Barrière s'apprête à fusionner avec les casinos d'Accor, il n'a qu'une seule idée en tête : rester n° 1. « Comme ils ont toujours basé leur stratégie là-dessus, ils ont aussitôt regardé tout ce qui pouvait s'acheter », souffle un petit concurrent, lui-même sollicité. Très vite, les contacts avancent avec le Groupe Didot-Bottin, fort de cinq casinos en Rhône-Alpes et en Suisse, dont le fleuron Divonne, troisième établissement français situé à deux pas du lac Léman. Mais il y a un hic. Très endetté par le rachat de l'Européenne de casinos en 2002, Partouche ne peut s'acquitter seul des 200 millions d'euros qu'exigerait Didot-Bottin. Il vend sept hôtels au néerlandais Darthall pour un montant tournant autour de 80 millions d'euros. Insuffisant. Au final, la famille Partouche est en train de céder aux avances répétées des fonds d'investissement Permira et Cinven. Le français envisagerait même aujourd'hui de leur abandonner la majorité de son empire. « Les négociations en cours pourraient entraîner un changement de contrôle du capital », confirme Hubert Benhamou, neveu d'Isidore Partouche et président du directoire. La vente serait déjà entendue, les dirigeants du groupe ayant parallèlement négocié de rester en fonction encore cinq ans.
Les Partouche seraient-ils en train de jouer leur va-tout sur l'autel de l'expansion ? Le prix réclamé par Didot-Bottin paraît élevé. Benjamin Tranchant, vice-président du groupe éponyme, (désormais n° 4 du secteur), pointe la baisse de 6 % de PBJ enregistrée en 2003 par le casino de Divonne. « Il souffre beaucoup de la concurrence suisse, notamment celle de notre casino de Bâle et du Barrière à Montreux », dit-il. Philippe Quentin, président du directoire de Moliflor, le troisième casinotier français, avoue s'être intéressé à Didot-Bottin, et le rester. « Mais cette société n'a pas, à l'évidence, la même valeur pour tout le monde », confie-t-il. Hubert Benhamou, lui, ne veut pas entendre parler d'une obsession du leadership. « Les opérations dont nous discutons [Didot-Bottin] ne visent pas à retrouver la première place, puisqu'on l'a déjà reprise avec l'ouverture récente du casino de Meyrin, en Suisse », lance-t-il, frondeur. Pour lui, Barrière « n'a rien prouvé depuis quinze ans », et Accor n'est guère mieux orienté, « malgré d'énormes moyens ». Du coup, dit-il « la seule conséquence de la fusion, c'est un concurrent en moins. Et puis, il faut voir si cela se fait. Annoncée en janvier, elle n'a toujours pas abouti. »
De fait, le rapprochement Accor-Barrière n'est pas encore bouclé. A bruxelles comme à Paris, les autorités de la concurrence tardent à donner leur accord. Il faudra aussi compter avec le juge des tutelles. Celui-ci doit s'assurer que les intérêts de Joy et d'Alexandre, les deux enfants mineurs du couple Barrière et héritiers de l'empire - leur père n'en est qu'usufruitier -, ne sont pas lésés dans l'opération. En attendant, l'arrivée d'Accor ne va pas sans susciter doutes et craintes en interne.
Même si la famille Barrière conserve 51 % du capital (contre 34 % à Accor et 15 % à Colony Capital), le rapprochement est déjà interprété comme une OPA d'Accor sur Barrière. « La force va à la force, et le Groupe Accor a un poids bien plus important », analyse un proche du dossier. La composition des futures instances dirigeantes est à ce titre significative. Dominique Desseigne sera isolé à la présidence du conseil de surveillance, encadré par deux hommes d'Accor : Benjamin Cohen, dans le rôle du vice-président, et surtout Sven Boinet, futur président du directoire. Sans compter la présence au conseil de Jean-Marc Espalioux et de Jacques Stern, respectivement patron et directeur financier d'Accor.
David Rousset, responsable de la branche casinos de FO, est inquiet. « Au point de vue social, ce n'est vraiment pas la même école. Les salariés de Barrière n'étaient pas les plus maltraités. Mais on sait que les dirigeants d'Accor sont beaucoup plus durs et moins prompts à négocier. » Au sein de la maison familiale Barrière, les froids coupeurs de coûts de la world company Accor, réputés pour leur « professionnalisme », devraient en tout cas bousculer les habitudes. Ils seront épaulés par les émissaires du fonds d'investissement américain Colony Capital. Des auditeurs de Las Vegas, où Colony possède des établissements, sont déjà à l'oeuvre dans les casinos Barrière.
« Incorporer Accor nous donne la dimension européenne que je ne pouvais avoir seul », martèle Dominique Desseigne, dans son bureau proche de l'Opéra, à Paris, aux murs tapissés des photos de son épouse et de ses enfants. L'ex-notaire de 60 ans dit avoir « choisi » ses nouveaux dirigeants et rester maître de la stratégie de son groupe grâce aux fonctions élargies qu'il s'est attribuées. « J'incarne le plus Barrière. Notre oeil, notre souci du détail, ne disparaîtront pas derrière la froide gestion de certains fonds de pension. » Ces certitudes ne lèvent pas tous les doutes. Accor, qui doit monter à 49 % du capital entre 2008 et 2010 par rachat des actions Colony, acceptera-t-il de rester longtemps minoritaire ? Devenus majeurs, les enfants Barrière résisteront-ils à un gros chèque d'Accor ? « Ils sont déjà très réactifs sur le groupe », affirme leur père. Selon lui, le testament de Diane Desseigne prévoit une interdiction d'aliénation empêchant les enfants, liés par un pacte d'actionnaires, de vendre leurs parts avant leur trentième année. Donc pas avant 2021 - la cadette, Joy, n'a que 13 ans. Une clause qu'Accor semble ignorer.
La nécessité de croître, elle, ne fait pas de doute tant les enjeux financiers deviennent de plus en plus importants. Comme à Toulouse, par exemple, où la mairie choisira en septembre le futur exploitant du casino en projet sur l'île du Ramier, près de l'ancien site d'AZF. En plus de l'établissement, les postulants sont invités à construire une salle de spectacle de 1000 places et trois restaurants. Malgré la lourdeur de cet investissement, évalué entre 20 et 30 millions d'euros, le Groupe Barrière a mis la cité rose sur sa liste prioritaire. A l'inverse de Lille, qu'il semble abandonner à son rival Partouche.
Ce dernier a déjà posé ses jalons puisqu'il sponsorise le Losc, le club de foot local, depuis 2003. Mais attention, le lobbying ne fonctionne pas à tous les coups. Barrière, qui avait figuré sur le maillot de celui du Havre, et même reçu le soutien du maire, a perdu l'appel d'offres local en juin 2003 au profit de... Partouche. A Paris, les principaux acteurs ont déjà racheté restaurants et hôtels sur les Champs-Elysées en attendant le feu vert de la mairie pour y ouvrir des casinos.
Mais, au-delà de la bataille qui les oppose dans les grandes villes, la France n'est plus leur tapis de jeu préféré. La faute, selon eux, à un cadre législatif trop instable. Et, la proposition de loi du député UDF Jean-Christophe Lagarde visant à autoriser les machines à sous dans les bars, n'a rien arrangé. Dominique Desseigne se fait le porte-parole de ses confrères, soucieux de préserver leur monopole : « Il ne faudrait pas tuer le tourisme, l'un des derniers secteurs où la France est leader », prévient-il. Sinon, il ira voir ailleurs. Avec Partouche, il se tourne de plus en plus vers un marché européen encore presque vierge. Les déréglementations à l'étude en Angleterre et en Italie suscitent notamment leur convoitise. De même que la Suisse, où les deux groupes sont implantés. De belles parties de poker en vue.
Barrière-Accor : le nouveau leader
Dominique Desseigne, chef du clan Barrière. Son groupe, à l'image très show-biz, bénéficie de la puissance d'Accor. Mais le deal n'est pas finalisé et la famille peut perdre les commandes.
37 CASINOS JUTEUX dont le premier de France à Enghien, près de Paris, un produit brut des jeux de 767 millions d'euros, 30,1% du marché.
DES ACTIVITÉS DIVERSIFIÉES. Le groupe exploite treize hôtels, plusieurs restaurants, dont le célèbre Fouquet's, et le golf de Deauville.
UN TUTEUR ENCOMBRANT. La famille Barrière-Desseigne doit composer avec un puissant actionnaire, le Groupe Accor, de Jean-Marc Espalioux.
Partouche : le challenger populaire
Isidore Partouche. Pour conquérir la première place, la famille d'origine pied-noir veut acheter les casinos Didot-Bottin. Mais la note est salée (200 millions d'euros) et ils manquent de cash.
LE PLUS IMPLANTÉ.
50 casinos (43 en France), dont le Pasino d'Aix-en-Provence, un produit brut des jeux de 722 millions d'euros, 27,2% du marché.
UNE IMAGE GRAND PUBLIC. L'aménagement de ses casinos et ses choix de sponsoring (club de foot de Lille) traduisent un ancrage populaire.
UN ACTIONNARIAT INCERTAIN. La famille Partouche devra poursuivre l'ouverture de son capital pour que le groupe grandisse.
(source : lexpansion.com/Gilles Tanguy)