Jean-Pierre Cormerais, ethno-sociologue à l’université de Paris-VII (Jussieu), prépare une thèse sur les personnes dépendantes du jeu, en particulier les machines à sous.
Correspondant particulier.
La dépendance au jeu est-elle comparable à la toxicomanie ?
Jean-Pierre Cormerais. C’est exactement la même chose. L’individu se détruit de façon identique. Depuis 1980, l’association des psychiatres des États-Unis considère l’addiction au jeu comme une maladie. L’OMS aussi voit là un problème de santé. Parmi les dix critères qui définissent cet état pathologique, on peut citer la dépression : un joueur compulsif en période de sevrage devient le plus souvent dépressif. Une des thérapeutiques disponibles consiste à organiser des jeux à blanc, sans argent, pour les personnes dépendantes. Mais le taux de réussite ne dépasse pas 30 %.
Pourquoi affirmez-vous que les casinos des grandes villes sont plus dangereux que ceux des stations thermales ou balnéaires ?
Jean-Pierre Cormerais. Les casinos ont été créés au XIXe siècle pour occuper les classes aisées qui venaient prendre les eaux dans les stations thermales et qui s’y ennuyaient. L’argent perdu sur le tapis vert par de riches héritiers était " un impôt librement consenti ". Pour pénétrer dans un casino, il fallait être bien habillé, c’était élitiste. Les classes populaires ne se sentaient pas à l’aise dans ces lieux et ne les fréquentaient pas. En 1987, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, autorise les machines à sous dans les casinos. L’année suivante, l’amendement Chaban-Delmas permet à ces établissements de s’installer dans la commune principale d’une agglomération de plus de 500 000 habitants. Aujourd’hui, les casinos et leurs machines à sous attirent surtout des retraités à faibles revenus, des érémistes, des chômeurs et des étudiants. Des populations, et c’est d’autant plus dramatique, qui viennent perdre ici leurs maigres ressources.
Quelles sont les conséquences pour ces populations ?
Jean-Pierre Cormerais. Il n’est pas rare que des joueurs accumulent une dette de 50 000 euros, alors que leurs revenus ne dépassent pas 1 000 euros par mois. Ces personnes vont souvent s’enfermer dans une sorte d’entêtement : elles s’absentent de leur travail pour aller jouer et finissent par perdre leur emploi. Ces situations engendrent violences conjugales, maltraitances à enfants, divorces. Le joueur surendetté va escroquer ses amis, se fâcher avec eux, se désocialiser. On voit des joueurs vendre leur voiture et leur montre sur le parking même du casino. Récemment, une femme a été surprise dérobant des bagues dans des bijouteries toulousaines : elle avait besoin d’argent pour aller jouer au casino de Salies-du-Salat. En France, les joueurs dépendants seraient au nombre de 400 000, voire plus. Le taux de suicide chez eux atteint 20 %. Mais aucune étude précise n’a été effectuée.
Quelle différence entre ceux qui jouent au PMU ou au Loto et ceux qui préfèrent les machines à sous ?
Jean-Pierre Cormerais. En une semaine, un joueur dépense en moyenne 5 euros à la Française des jeux, 15 euros au PMU et 45 euros au casino. Les bandits manchots ont produit une nouvelle catégorie de joueurs, des joueurs compulsifs qui ne peuvent s’empêcher de tenter leur chance, hypnotisés par la machine. Chacun est persuadé qu’il va pouvoir dominer le hasard, la destinée. La machine à sous est un jeu rapide et cette rapidité contribue à l’accoutumance, au vertige. À l’hôpital de Nice, des consultations médicales, avec psychiatre, ont été créées en 2002 pour les personnes sous l’emprise des machines à sous implantées dans les casinos de la ville.
Quelles sont les grandes villes françaises concernées par l’implantation d’un casino ?
Jean-Pierre Cormerais. De telles implantations ont déjà eu lieu à Bordeaux, au Havre et à Lyon. Des projets existent à Nantes, Lille et Toulouse.
Que pensez-vous du lieu choisi par la mairie de Toulouse pour construire un casino ?
Jean-Pierre Cormerais. C’est le plus mauvais endroit possible ! C’est un endroit à haut risque ! L’emplacement choisi se situe à côté du quartier populaire d’Empalot, de la cité universitaire Daniel-Faucher, et du Stadium, où ont lieu des matches de foot. Si cet établissement attire plus de monde que ceux des quartiers bourgeois, alors tous les casinos viendront s’installer dans les quartiers populaires. Mais mesure-t-on alors le coût social ?
Les périodes de crise économique, de chômage, favorisent-elles l’éclosion de nouveaux casinos ?
Jean-Pierre Cormerais. Après la crise de 1929 sont apparus, comme sortis d’un chapeau, des jeux d’argent. Le PMU a été créé en 1931 et la Loterie nationale en 1933. Après la crise de 1973-1974 a été lancé le Loto, qui a remplacé peu à peu la Loterie nationale. Les super vainqueurs sont médiatisés, alors qu’ils sont très rares. Le jeu a toujours été considéré comme un moyen de régulation sociale. En période de crise, le jeu incite à avoir d’autres centres d’intérêt que la contestation de l’ordre social. Les plus démunis pensent ainsi pouvoir se procurer l’argent manquant par " des chemins de traverse ". Il se produit le même phénomène avec les jeux télévisés, qui produisent eux aussi une part de rêve. Le jeu, c’est la croyance de pouvoir s’en sortir sans effort.
Le monde des casinotiers possède-t-il des relais dans les milieux politiques ?
Jean-Pierre Cormerais. Georges Tranchant, l’un des premiers casinotiers français, a été député (1). Charles Pasqua avait de grands amis parmi les casinotiers implantés au Gabon.
Les casinos sont-ils des lieux de blanchiment de l’argent de la drogue ?
Jean-Pierre Cormerais. Beaucoup moins qu’avant. Il est possible que de petites sommes soient encore blanchies dans les casinos mais ces établissements sont maintenant très surveillés. Les casinos appartiennent de plus en plus à des groupes capitalistes dont le but est d’obtenir des profits, pas des problèmes.
Entretien réalisé par B. V.
(1) Georges Tranchant a été député RPR des Hauts-de-Seine de 1978 à 1993. Il possède vingt-quatre casinos et fut le premier en France à importer des machines à sous. Une des cent premières fortunes françaises, il déclarait au Monde (2 avril 2004) : " C’est vrai, je suis copain avec les trois quarts du gouvernement actuel. "
(source : .humanite.presse.fr)