Un débutant peut battre un champion
Fini les bistrots enfumés, la lumière verdâtre, les tronches de voyous. Aujourd’hui, le poker se joue en pleine lumière. Les nouvelles stars du Hold’em s’affrontent à la télé ou sur le web
Pour remporter un tournoi de Texas Hold’em, le poker du xxie siècle, il faut croire en son étoile, garder la tête froide et maîtriser ses nerfs. C’était justement le cas du Grand Bibe lorsqu’il est arrivé au Poker Million, une épreuve organisée à Londres et retransmise par la chaîne britannique Sky, qui mise sur les cartes pour rafler la pub. Il avait vraiment un moral de gagnant, de winner, le Grand Bibe. Comme tous les champions, il était persuadé que ses adversaires étaient des ânes.
C’était peut-être vrai, mais il a perdu. Eliminé au premier tour. Victime d’un joueur qui a risqué son tapis contre toutes les règles de l’art. Et pourtant, le Grand Bibe c’est quelqu’un. Finaliste au championnat du monde de Las Vegas en 1999, «il sait faire peur à l’adversaire, l’impressionner, dit un de ses amis. Un vrai tueur à table». Dentiste le jour, le Grand Bibe bluffe la nuit comme un arracheur de dents. Eliminé aussi Bruno Fitoussi, membre influent du cercle de jeu l’Aviation sur les Champs-Elysées. L’homme qui a introduit le Hold’em en France. Eliminés Tim et Philippa Flanders, un couple de Hollandais qui écume les tournois d’Europe et des Etats-Unis avec la même obstination que leurs ancêtres mettaient à édifier des polders. C’est un des avantages du Hold’em, la plus populaire des nombreuses variantes de poker ouvert: un débutant peut battre un champion.
Comme Chris Moneymaker. Il exerçait en alternance le métier de comptable et celui de serveur dans un restaurant. Il est devenu le 34e champion du monde à Las Vegas et a empoché 2,5millions de dollars six mois seulement après avoir appris à jouer au poker sur le web. Le plus extraordinaire est qu’il s’appelle vraiment Moneymaker. Comme s’il avait le mot «chance» écrit sur son passeport. L’exemple de Chris, le prolo de Nashville à la casquette d’ado, a donné une soif ardente de dollars à des millions de néophytes à travers le monde qui jouent comme des fous sur le web en espérant s’inviter par surprise à la table des grands et leur souffler le jackpot.
Le poker, dans l’imaginaire des Français, sentait la sueur des nuits blanches, le tabac refroidi. C’était un film noir dialogué par Michel Audiard. Il se jouait dans des arrière-salles de bistrot au rideau de fer baissé. Juste avant ou juste après un braquage. Sous un abat-jour qui répandait une lumière verdâtre sur les visages ravagés de voyous en cavale, de flics véreux, d’indics promis à une mort violente. Rien à voir avec le Hold’em, le poker texan qui gagne aujourd’hui la France. Le rêve d’une Amérique profonde où le poker n’a jamais été diabolisé puisque l’argent vient de Dieu. Roosevelt, Eisenhower jouaient au poker et s’en vantaient. Richard Nixon a même financé avec ses gains ses campagnes électorales. Alors que la moindre peccadille extraconjugale vous carbonise une carrière, la pratique du poker est considérée par les électeurs américains comme la garantie que le candidat possède les qualités d’analyse et de sang-froid indispensables à un président. «On voit mal en Auvergne un candidat aux régionales se réclamer de ses succès au poker, dit un professionnel. La France est restée notariale.»
Le poker traditionnel est un poker fermé. Le Hold’em est un poker ouvert (cf. encadré). Une mêlée où les joueurs s’affrontent physiquement, mentalement et psychologiquement. Ils sont moins concentrés sur leur jeu que dans le poker fermé. Les joueurs sont sur un ring. C’est un sport de combat, un poker full-contact. Le Hold’em est la face ludique du capitalisme sauvage.
L’ancien poker était un vieux polar en noir et blanc. Le Hold’em serait plutôt un western spaghetti. Il a été ressuscité dans les années 1970 par Benny Binion, un cow-boy en pelisse et Stetson qui portait encore un colt frontière à la ceinture. C’est lui qui a organisé en 1973 le premier championnat du monde dans son casino crasseux de Las Vegas downtown, le Binion’s Horseshoe (le Fer-à-cheval). Il y avait à l’époque une douzaine de joueurs. Il y en a eu 871 en 2003, et on en attend le double cette année. Benny est mort dans des circonstances mal élucidées, comme disent toutes les polices du monde quand elles ne veulent pas se compliquer la vie.
Il y a aujourd’hui deux championnats du monde de Hold’em. Le WSOP (World Series of Poker), qui a toujours lieu au Binion’s Horseshoe, relooké façon palace, et le WPT (World Poker Tour), un mégashow télévisé organisé par deux tycoons du poker, Steve Lipscomb et Lyle Berman, en collaboration avec treize casinos américains et le cercle parisien de l’Aviation. Avec les tournois préliminaires - les satellites, ces minitournois où l’on peut gagner un ticket pour participer à des épreuves de qualification dont les droits d’entrée sont chers -, il y a toujours du suspense et de l’espoir sur la planète poker. Ce n’est plus l’enfer du jeu mais le paradis des joueurs avisés. «Ceux qui savent gérer la chance et la malchance et éliminer autant que faire se peut le hasard», dit Bruno Fitoussi. Des hommes d’affaires comme les autres. Le poker sans coups de poker.
Les grands tournois et les championnats sont filmés grâce à des caméras webcam, qui permettent aux téléspectateurs de voir les cartes couvertes des joueurs, et retransmis par la chaîne américaine câblée Travel Channel, qui attire chaque fois 5millions de téléspectateurs. Les joueurs de poker étaient autrefois des créatures vivant dans les ténèbres des tripots. Les champions de Hold’em sont des stars. On connaît leur visage, leurs tics. On sait tout d’eux, leur gestuelle, leur rythme respiratoire, leur façon d’empiler leurs jetons quand ils jettent leur tapis. Ils sont sponsorisés par des marques de vêtements comme des footeux. Ils sont en pleine lumière. Comme Johnny Chan, un ancien cuisinier devenu la terreur des tournois et réputé pour son impassibilité minérale. Comme Doyle Brunson, le vétéran, le maître historique, le premier pro de Las Vegas, qui règne encore sur les tournois dans sa chaise roulante. Le Hold’em a aussi sa légende noire: Stu Ungar, le plus grand joueur de tous les temps, qui lisait sur les visages comme dans un livre. Mais c’était une tête brûlée, un flambeur destroy. Il est mort d’une overdose dans un motel de Las Vegas.
Mais la révolution du poker, c’est le web avec ses sites innombrables, Pokerstar, le meilleur, Paradise, UB, Planet P, etc. Des millions de joueurs. Ceux qui fréquentent les parties gratuites pour apprendre, ceux qui jouent dans les parties à 1dollar ou 20cents pour grimper de satellite en satellite jusqu’aux championnats, à la gloire et à la fortune. Les prudents qui tirent des revenus réguliers du Hold’em, les gamblers qui se ruinent. Les insomniaques de Londres jouent avec des japonais qui sont encore au bureau. Les petits cadres cantonnais affrontent des pétroliers texans et des milliardaires libanais.
Le Hold’em est sans frontières et sans fuseaux horaires. Une activité frénétique vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le jeu on line est speedé. Il offre trois fois plus de donnes que le jeu live. Les gens jouent sur cinq ou six tables à la fois. Certains même sur deux écrans en même temps. Tout le monde joue, le père, la mère, les enfants. Le poker devient un village global. Avec ses hackers qui essaient de pénétrer les ordinateurs pour voir les cartes de l’adversaire, avec ses programmateurs non assermentés capables de truquer les donnes. «Certains sites appartiennent sans doute à des mafias», dit un spécialiste. Mais le nombre de joueurs et les milliards en jeu neutralisent la triche. Il faut bien que des joueurs gagnent si l’on veut que le système continue à fonctionner. Le tricheur n’est qu’un joueur parmi d’autres. Le joueur de base s’en fout. Il a accepté de perdre dans l’espoir de gagner. Il est sur le web pour rêver.
Chanteur, acteur et joueur de poker invétéré, Patrick Bruel reste très discret sur son amour des cartes. Ce mois-ci, il participera aux championnats du monde de Hold’em à Las Vegas (10000dollars le ticket d’entrée), une épreuve qu’il a déjà remportée en 1998. Assidu au cercle parisien de l’Aviation, Bruel aime «la mise en danger, les regards, l’ambiance». Taiseux de ses gains comme de ses pertes, il affirme toutefois pouvoir jouer «gros» sans complexe: «Si j’ai une bonne main et un bon karma, je n’ai aucun problème pour m’aligner sur les grands joueurs.»
Alain Chouffan François Caviglioli
Les règles de l’art
Le Texas Hold’em se dit «ouvert» par opposition au poker traditionnel «fermé». Dans la version classique, chaque joueur reçoit cinq cartes et prend garde de les dissimuler à ses adversaires. Dans la version moderne, les joueurs n’en reçoivent que deux. Mais cinq cartes communes à tous les participants sont exposées au centre de la table, face découverte. Le but du jeu reste le même: constituer la combinaison de cinq cartes la plus forte possible: de la paire à la quinte-flush en passant par le brelan (trois cartes identiques), la quinte (cinq cartes suivies), la couleur (cinq cartes de la même couleur), le full (brelan plus paire) et le carré (quatre cartes identiques). Les mises et les relances au fur et à mesure de la partie permettent d’augmenter les enchères. Chacun est libre de suivre, de se coucher, de bluffer. Le pot final revient à celui qui détient le meilleur jeu ou qui a réussi à le faire croire.
Alain Chouffan
L’universitaire au tapis vert
Il avait tout pour être heureux. Professeur de sciences politiques à Paris-XIII, romancier (1), ex-collaborateur de Jack Lang, une belle gueule... Et une passion: le poker, pour laquelle il a tout abandonné, un jour de 1999, en partant s’installer aux Etats-Unis. De Las Vegas à Atlantic City en passant par Chicago, Anatole Parthes, 40ans, vit aujourd’hui du jeu. Mercenaire du Texas Hold’em, il participe à tous les tournois et traque surtout les «pigeons», qu’il cueille au petit matin, quand ces derniers ont tout perdu et cherchent à se refaire. Ses gains varient entre 100000 et 200000 dollars annuels, nets d’impôts. «Un bon joueur doit savoir se lever quand la chance lui échappe, explique-t-il. C’est une discipline: s’amuser mais ne jamais se laisser envahir par la jouissance.»
(1) «Faiblesses», Editions Hors Bleu, 2003.
(source : nouvelobs.com/Alain Chouffan)