Au bord du fleuve, les saules pleureurs se balancent au gré du vent. Un chien noir aux paupières lourdes, vaincu par le sommeil, étire ses pattes avant, bâille et se couche sur le flanc. Une Renault 12 rouge passe et un homme coiffé d’un béret nous salue d’un signe de tête. Nous sommes mercredi, il est 1 heure de l’après-midi. Une voix d’animateur vient rompre la quiétude : “Chers amis, bonjour ! Le Casino Victoria est ouvert. Aujourd’hui, oui, aujourd’hui même, vous pourriez repartir avec des milliers de pesos en espèces et participer à un tirage au sort pour remporter deux voitures neuves. Approchez, approchez !” Sur les haut-parleurs extérieurs du casino, Freddy Mercury chante We are the Champions.Vues du ciel, Victoria, dans la province d’Entre Ríos, et Rosario, dans la province de Santa Fe, sont deux villes voisines séparées par un fleuve boueux. Au fil des ans, alors que Rosario est devenue une grande ville, Victoria s’est isolée. Il y a huit ans encore, pour traverser les 60 kilomètres de fleuve qui les séparent, il fallait parcourir 350 kilomètres en voiture ou trouver une barque et passer cinq heures sur le Paraná à esquiver ses nombreux îlots.En 2003, après des années de promesses en l’air, un pont de 385 millions de dollars [315 millions d’euros] a sorti Victoria de sa léthargie. Certains considèrent ce qui a suivi comme un progrès ; d’autres, comme une malédiction. Dans le sillage des investisseurs aux mallettes pleines d’argent et des milliers d’habitants de Rosario qui traversaient le fleuve, la ville a vu arriver le casino “le plus luxueux d’Amérique du Sud” (comme le clamaient les publicités). Parmi les enseignants, les agriculteurs, les habitants des îlots, les commerçants et les personnes âgées de Victoria, personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer.Environ 16 000 personnes viennent ici, jouent, puis repartent entre le lundi et le jeudi (et près de 21 000 du vendredi au dimanche). Au milieu des bruits de machines à sous, sur des écrans plats de 2 mètres, Rod Stewart chante à pleins poumons. Les tapis dorés et brodés sont jonchés de mégots écrasés. Les vêtements s’imprègnent de l’odeur de nicotine.“Aller à Las Vegas, c’était mon rêve”, soupire Roberto. A 12 ans, il a arrêté le collège pour aider son père, un producteur d’agrumes. Il vivait à la campagne. A 19 ans, il a fait son sac et il est parti seul pour la grande ville, Rosario. “Mon père m’envoyait des camions de marchandises que je devais vendre pour ensuite lui renvoyer l’argent. Ça a marché comme ça jusqu’à ce qu’ils ouvrent le casino à Victoria. J’ai commencé à y aller presque tous les jours, à partir de midi. Je traversais le pont en dix-sept minutes, à 200 kilomètres/heure. Si j’avais vendu pour 30 000 pesos [5 400 euros], je jouais 30 000 pesos. C’est comme ça que j’ai perdu mon appartement.”A Rosario, Roberto gérait les relations avec les fournisseurs, mais ses affaires étaient bâties sur du vent : il empruntait pour rembourser des prêts et mentait pour couvrir ses mensonges. A Victoria, Roberto, qui n’avait jamais mis un pied hors du pays, réalisait son “rêve” de Las Vegas. Sauf qu’à la place de Céline Dion, Liza Minelli, Cher et David Copperfield, ce sont les vieilles stars locales qui se produisaient sur scène.“Non, ne cite pas mon prénom. Si tu le fais, les gens vont savoir qui je suis.” Mario, appelons-le ainsi, est un avocat de 49 ans qui vit à Victoria depuis son enfance. Il fréquentait parfois les casinos, en vacances. Lorsque celui de Victoria a ouvert, il s’est mis à y aller tous les jours. “Ma mère est à la retraite. Elle est partie en voyage et j’ai volé toutes ses économies. Ensuite, je suis allé voir les usuriers.”Après le pont, après les investisseurs aux mallettes pleines d’argent et après le casino “le plus luxueux d’Amérique du Sud”, ce sont les prêteurs et les monts-de-piété qui sont arrivés. “Ce ne sont pas des prêteurs mais des usuriers. Ils attendent que vous soyez accro au jeu pour vous contacter : ils vous tapent sur l’épaule, vous invitent à les suivre et vous font monter dans une voiture pour vous prêter de l’argent. Ils prennent une commission de 10 % par jour.”
Peu de bénéfices pour la ville
(source : courrierinternational.com/Gisele Sousa Dias)