Argent. Depuis 1990, une association vient en aide aux joueurs dépendants. Un observatoire vient d'être créé par des chercheurs.
Fumer tue, et plus personne ne l'ignore. Jouer peut détruire, et bien peu en sont conscients : nul avertissement à l'entrée des casinos ou sur les billets de grattage. Aucune étude sérieuse n'a été consacrée aux joueurs dépendants. Les Français consacrent pourtant 10 % de leur budget loisirs aux jeux de hasard. Selon un rapport du Sénat de 2002, 30 millions de joueurs s'adonnent au Loto, 6 millions au PMU et les casinos enregistrent annuellement 64 millions d'entrées. Parmi eux, un certain nombre de «drogués». 300 000, selon le rapport, tous pris dans un terrible engrenage. Le chiffre est discuté. Il y a quinze jours, une structure indépendante, l'Observatoire des jeux (1), a été créée par des chercheurs pour mieux connaître cette pathologie.
«Comme en prison». Jusqu'à présent, seule une petite structure existait : SOS joueurs (2), installée dans le XIIIe arrondissement de Paris. Tous les matins, Armelle Achour, psychologue, y assure la permanence téléphonique. Elle décroche, une femme explique : «Mon mari est pris dans le jeu, mais je ne le découvre qu'après quinze ans de vie commune. Il est comptable, a détourné des fonds pour pouvoir continuer à jouer et a été démasqué. Nous avons dû vendre notre maison et retourner chez ses parents avec nos enfants. Nous avons rééchelonné nos dettes : 900 euros par mois pendant cinq ans. Nous n'avons plus de quoi nous payer un loyer.»
Quelques minutes plus tard, c'est une RMIste qui appelle : «Dès que je touche l'argent, je cours le dépenser. Tiercé, Keno, Loto, casino : je joue à tout. Surtout aux machines à sous. J'ai des enfants à nourrir et je cherche une solution miracle.» Armelle n'en a pas. Elle lui propose de la rencontrer avec l'avocate de l'association. Le service est gratuit pour les personnes qui les contactent (1 300 en 2003). A l'origine, les familles des joueurs étaient visées. Pourtant, rapidement, beaucoup de joueurs se sont eux-mêmes manifestés. Comme cette retraitée, qui a envoyé une longue lettre : «Mes enfants m'ont fait interdire de casino. J'ai perdu le sourire. C'est comme si j'étais en prison», écrit-elle, expliquant avoir 50 000 euros de dettes et 45 000 euros d'emprunts.
L'association a vivoté des années au gré de subventions ministérielles aléatoires. Aujourd'hui, elle ne dispose plus que de l'argent versé par... La Française des jeux, le syndicat des casinos de France, le groupe Accor-Casino et le PMU : 30 000 euros chacun par an pour les trois premiers, 15 000 pour le dernier. Au PMU, on admet que 4 % des clients jouent quotidiennement, toutefois on précise qu'«ils ne sont pas forcément dépendants, car c'est un jeu de loisir qui ne prédispose pas à un comportement compulsif machinal». Du côté de La Française des jeux, on renvoie la boule... sur le PMU et les casinos : «On ne nie pas que les cas existent, mais nos jeux à gratter se font avec des sommes modestes.»
«Etat croupier». L'inquiétude est pourtant réelle à l'Observatoire des jeux, où l'on fait appel aux pouvoirs publics. «Leur rôle ne peut pas être seulement fiscal et commercial. L'Etat croupier doit assumer ses responsabilités face à ce problème de santé publique», estime son président, le sociologue Jean-Pierre Martignoni-Hutin. Outre un rôle d'alerte, l'Observatoire se propose aussi de mieux connaître les joueurs. Ainsi, Marc Valleur, psychiatre, travaille depuis 1998 sur cette forme de dépendance. En recevant des toxicomanes, il a progressivement fait le parallèle avec le Joueur de Dostoïevski. «Les toxicomanes peuvent devenir des joueurs compulsifs et le jeu se substituer à la drogue.»
L'Observatoire du jeu souhaite détecter les populations les plus touchées. Loin des clichés assimilant les joueurs dépendants à de riches stars, tels Philippe Bouvard ou Darry Cowl. «Les smicards sont nombreux à jouer, explique Marc Valleur. Les immigrés aussi, qui espèrent se payer deux appartements. Un pour eux et un pour leur famille restée au pays. Dans leur esprit, le jeu doit permettre de concilier l'inconciliable.» Le psychologue pointe les machines à sous. Depuis qu'elles se sont multipliées dans les années 90, certains y claquent leur salaire en une journée. «Les moments de gain étant beaucoup plus marquants que les moments de perte, on a toujours l'impression de gagner.» Comme dans les jeux au résultat immédiat. «Les jeux de grattage ou le Rapido tendent à se rapprocher de ce fonctionnement.»
«Pousse au crime». Selon le psychologue, les opérateurs n'ont pourtant pas intérêt à ce que se développe le jeu pathologique : «Les alcooliers n'ont pas besoin des alcooliques pour vendre. C'est pareil avec le jeu : cela donne une image désastreuse.» Reste qu'«avec des slogans comme "100 % des gagnants ont tenté leur chance", on est aux frontières du pousse au crime.»
(1) Observatoire des jeux, 8, avenue de Messine, 75008 Paris. Tél. : 01 45 61 51 80.
(2) SOS joueurs, 9, rue du Jura, 75013 Paris. Tél. : 01 47 07 07 80.
(source : liberation.fr/Michaël Hajdenberg)