Par Christian Bucher, Jean-Pierre G. Martignoni-Hutin, Marc Valleur et Matthieu Vincent Beautsar
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L'ouverture du casino de Bâle, « aux portes de la France », annoncée à grand fracas médiatique (dans l'édition des DnA du 30 octobre 2003) interpelle et soulève quelques interrogations sur la politique des jeux en France. Questionnement dont nous ne saurions faire l'économie au risque d'appauvrir le débat (en attendant, soit dit en passant, la très probable paupérisation de nombre de clients des casinos). Certes, à la roulette, lorsque le croupier lance « rien ne va plus », le joueur invétéré, à l'acmé du frisson, serait enclin à répliquer in petto que « tout va bien ». Comme si tout allait bien pour lui, précisément, à cet instant, en termes de sensations expérimentées, dans le frémissement de l'attente du sort, entre béatitude narcissique et délectation morose de la perte ! Voire, car si la recherche de sensations fortes n'a évidemment pas de prix pour le joueur compulsif, au fil du temps, il lui faudra toutefois non seulement composer avec le manque de chance mais aussi et surtout constamment payer... de sa personne. Moyennant quoi, après plusieurs années de trajectoire évolutive, le prix est souvent très élevé (isolement, marginalisation, comportements suicidaires, occurrences de démêlés judiciaires...) en termes de souffrance.
Casinos: 64 millions d'entrées en 2002
Or, l'essor des jeux de hasard et d'argent durant les deux dernières décennies, à la faveur notamment de la prolifération des machines à sous dans l'hexagone et de leur succès populaire manifeste (on comptabilise ainsi 64 millions d'entrées dans les casinos en 2002 dont 62 millions pour les salles de machines à sous) ne contribue-t-il pas inexorablement à l'augmentation de survenue de cas de dépendance au jeu ? Extension du parc des machines à sous (au nombre de 15 000 réparties dans les 186 casinos du territoire national), certes, mais aussi proximité plus grande de ces établissements pour les habitants de grandes villes. En effet, les casinos ne sont plus seulement cantonnés aux stations balnéaires et thermales conformément à la loi de 1907 (loi du 15 juin 1907 réglementant les jeux dans les casinos des stations balnéaires, thermales et climatiques), mais peuvent être ouverts sous certaines conditions dans les grandes agglomérations (de plus de 500 000 habitants), en vertu de « l'amendement Chaban » de 1988. Ce qui est déjà le cas dans les villes de Lyon et de Bordeaux. En attendant Toulouse... Et sans oublier la récente implantation de machines à sous à Enghien, destinée à la clientèle parisienne, favorisant l'initiation et le prosélytisme ludique dans la capitale.
Accroissement du taux de dépendance
Si la problématique du jeu excessif est peu abordée en France, comme escamotée, diverses études (nord-américaines, espagnoles) plaident en faveur d'un taux de prévalence du jeu compulsif de l'ordre de 2 à 3 % de la population adulte... ce qui est tout de même loin d'être négligeable. Au demeurant, les opérateurs de jeux, notamment les casinotiers, évoquent désormais cette problématique mais de manière très stéréotypée : il s'agirait de « repérer », les « joueurs accros » pour les « expulser » (avec leur « accord » bien sûr) de ces lieux (« lieux de vie » ou de perdition ?) avant que de leur en « interdire » l'accès. A cet égard, rappelons que l'interdiction d'accès aux salles de jeux est en réalité une procédure administrative particulière en France ne pouvant s'effectuer qu'à l'initiative du joueur lui-même, sur décision du ministre de l'Intérieur ou à la suite d'une décision judiciaire. Les « interdictions de jeu » ont connu une impressionnante augmentation depuis un an, un accroissement de 75 % d'après la sous-direction des courses et des jeux. Et ce, tout en mettant l'accent sur le jeu comme produit de consommation, banalisé, mettant ainsi en veilleuse son aura sulfureuse. Les travaux épidémiologiques récents réalisés à l'étranger suggèrent bel et bien que l'augmentation de l'offre de jeux (donc leur plus grande accessibilité pour le public) entraîne un accroissement du taux de joueurs dépendants dans la population générale. Dans cette perspective, l'extension du parc des machines à sous, tout comme la prolifération des cartes à gratter et autres jeux " instantanés ", tendent à massifier, mais aussi rajeunir et féminiser, les clientèles traditionnelles (à rebours du cliché du joueur fortuné et oisif). A cet égard, du reste, l'accessibilité des jeux de grattage de la Française des jeux aux mineurs nous semble particulièrement préoccupante.
Absence de politique globale
Certes, deux rapports officiels ont contribué à sortir les pouvoirs publics de leur léthargie en matière de politique des jeux, notion quasi inexistante en France : un rapport remarqué de la Cour des Comptes en 2001 et celui du sénateur François Trucy, paru en 2002, ce dernier passant en revue l'ensemble de la problématique de l'industrie des jeux (casinos, loteries, courses, machines à sous clandestines, jeux sur Internet... ). Mais, faute d'observatoire, faute de politique des jeux globale, faute de mise en oeuvre de programmes de recherche avec les quelques praticiens et universitaires qui travaillent en France sur ces questions, ce sont surtout les effets d'annonce qui priment. Alors que le jeu pathologique est considéré dans la plupart des pays comme une entité méritant attention, études et moyens de traitement, la France souffre cruellement du manque de données fiables et de réponses structurées ce qui ne fait qu'aggraver tous les fantasmes et les amalgames : les joueurs pathologiques, certes minoritaires, sont souvent placés au devant de la scène lorsqu'il s'agit de dénoncer le jeu dans son ensemble, alors qu'il n'existe pas d'études épidémiologiques, pas ou peu de structures de soin spécialisées. En outre, la peur qui s'empare aujourd'hui des parents pour ce qui touche la pratique des jeux vidéo ou de l'Internet chez les adolescents témoigne à la fois de l'émergence de problématiques nouvelles, et d'une grande méconnaissance des frontières entre le normal et le pathologique, entre la passion et l'abus.
Une association de chercheurs et cliniciens
Chercheurs et cliniciens issus de plusieurs disciplines, nous annonçons la création de l'Observatoire des jeux (O.D.J.). Ses statuts ne sont certes encore que ceux d'une association régie par les dispositions de la loi du 1er juillet 1901. Mais cette structure comporte dans ses statuts constitutifs un article très clair : un engagement d'autodissolution, dès lors que l'Etat aura créé un observatoire national qui lui sera rattaché, ayant pour objet l'étude du jeu aux différents niveaux, notamment économique, juridique, sociologique et psychologique. nous pensons ainsi commencer à combler une lacune de plus en plus criante, et contribuer à relancer un débat qui tarde par trop à s'organiser.
(source : d
na.fr)