Vendredi 23 avril 2010 : Singapour : Ouverture des portes à l’enfer du jeu
Désireux d’accroître les revenus de l’île, le gouvernement singapourien a donné son feu vert à l’ouverture de casinos. Tout en essayant de dissuader ses concitoyens d’y aller, explique Asia Sentinel.
En 1823, quatre ans après que sir Stamford Raffles eut déployé le drapeau britannique à Singapour, l’île légalisa le jeu. Cette décision provoqua toutefois de telles dérives que l’Etat dut fermer les salles de jeu moins de trois ans plus tard.
Aujourd’hui, Singapour espère que sa nouvelle tentative ne tournera pas mal. La cité-Etat a en effet autorisé l’ouverture de deux supercasinos, le Resorts World Sentosa, d’une valeur de 4,5 milliards de dollars [3,3 milliards d’euros], qui a ouvert ses portes en février, et le Marina Bay Sands, 5,5 milliards de dollars [4,1 milliards d’euros], qui ouvrira le 27 avril. Pour l’occasion, le parti au pouvoir a mis de côté ses instincts puritains. Il espère que les casinos attireront suffisamment de joueurs pour permettre à leurs exploitants, le malaisien Genting et l’américain Las Vegas Sands, qui ont investi massivement, de récupérer leur mise et de stimuler l’économie de Singapour. Il prie aussi pour que les casinos prospèrent sans que la prostitution, l’addiction au jeu et le crime organisé n’augmentent. Ce genre de problèmes a en effet tendance à proliférer autour des salles de jeu d’Asie. D’ailleurs, en décidant de légaliser le jeu, le gouvernement a provoqué un débat inhabituel dans l’île. Une pétition opposée au projet a réuni des dizaines de milliers de signatures.
Le gouvernement compte en particulier sur les riches Chinois du continent, qui cherchent des endroits pour parier loin de Macao, situé certes plus près de la Chine, mais où des policiers sont à l’affût des fonctionnaires prêts à jouer les deniers publics.
Pour Singapour, ces deux casinos sont donc cruciaux. Grâce à eux, l’Etat compte attirer 17 millions de visiteurs d’ici à 2015, soit davantage que les 9,7 millions de touristes de l’an dernier, qui ont dépensé quelque 6,6 milliards d’euros.
Le gouvernement, qui a baptisé les casinos du bel euphémisme de “sites intégrés”, espère qu’au fil du temps les hôtels, les restaurants et les parcs à thème qui y sont rattachés généreront des revenus susceptibles de réduire progressivement la dépendance de Singapour aux seuls casinos.
Pour parer à toute éventualité, les autorités ont interdit à plus de 29 000 personnes ayant fait faillite ainsi qu’aux bénéficiaires de l’aide sociale d’entrer dans les casinos et se sont efforcées de convaincre les familles des joueurs compulsifs de leur en faire interdire l’accès.
De plus, les Singapouriens paient un droit d’entrée considérable de 100 dollars singapouriens [54 euros par jour] destiné à les dissuader de se diriger vers les tables de baccara ou les machines à sous.
Les deux premiers jours, le premier casino aurait accueilli 35 000 joueurs, contre 114 000 pour le venetian de Macao lors de son ouverture, en 2007, et généré 21,3 millions d’euros au cours de ces deux premiers jours, même si les experts pensent que ces chiffres sont surévalués. Selon l’Union Gaming Research [un cabinet spécialisé dans le secteur du jeu], le chiffre de 6 millions d’euros maximum serait plus vraisemblable.
Selon la banque d’investissement Crédit Suisse, les gains dans le secteur des casinos à Singapour ne devraient pas atteindre des sommets. Au mieux, le chiffre d’affaires devrait s’élever à près de 2 milliards d’euros. A titre de comparaison, les 37 casinos de Las Vegas ont généré 4,5 milliards d’euros et les 31 casinos de Macao quelque 10 milliards d’euros en 2008.
Si Singapour devait dépasser Las Vegas durant ses premières années, le pari des autorités serait gagné. Mais le danger, c’est que les casinos et le gouvernement abandonnent toute prudence pour récupérer rapidement les sommes considérables investies par les actionnaires. “Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils ont beaucoup trop dépensé pour les deux établissements”, déclare Ronald Tan, un Singapourien spécialiste du jeu. “Au lieu de pouvoir fonctionner de façon détendue pendant les premières années, ils subissent aujourd’hui une pression énorme.”
Surtout, le gouvernement devra réaliser un numéro d’équilibriste pour que le succès de l’industrie du jeu ne s’avère pas “extrêmement destructeur pour la moralité et le bonheur de la population”, selon les termes employés voici cent quatre-vingt-sept ans par sir Raffles.