interview - Le patron du groupe Lucien Barrière dresse un tableau noir de la situation des casinos en France et revient sur ses relations avec Nicolas Sarkozy.
"La profession est aujourd'hui exsangue", assure Dominique Desseigne.
Les bandits manchots ont enterré la hache de guerre. Alors que les casinos se livrent d'habitude une guerre sans merci, la profession vient de s'unir dans un mouvement inédit pour appeler à l'aide le gouvernement. "Rien ne va plus !", s'accordent à dire patrons et employés qui décrivent une crise sans précédent.
Le numéro un des casinos se confie sur notre site. Pour LCI.fr, le président du conseil de surveillance du groupe Lucien Barrière revient en détail sur leur situation. Malgré ses 1,3 milliard d'euros de chiffre d'affaires, ses 39 casinos, et l'ouverture prochaine de deux nouveaux temples du jeu à Toulouse et Lille, Dominique Desseigne dresse un portait noir du secteur avant l'ouverture légale du jeu sur Internet. Celui qui est aussi le patron du célèbre restaurant Fouquet's commente ses relations privilégiées avec Nicolas Sarkozy.
LCI.fr : C'est la grande déprime des casinos français ces jours-ci. Avec vos concurrents, vous parlez dans un "appel solennel" au gouvernement de "grande difficulté" et de "recettes en chute libre"...
Dominique Desseigne, président du conseil de surveillance du groupe Lucien Barrière : La profession est aujourd'hui exsangue et, si rien ne change, on va mourir tout doucement. Nous pensions qu'à la rentrée - septembre, octobre, novembre - l'activité allait se reprendre mais elle s'est encore dégradée. Notre modèle économique ne tient plus : la moitié des casinos sont passés en négatif et la rentabilité des autres s'effondre ! Et la crise n'est encore qu'à nos portes, lorsqu'elle sera vraiment là, je ne sais pas ce qu'on va faire. ...
LCI.fr : Les casinos ne sont pourtant pas désertés. Comment se manifeste la crise?
D. D. : C'est vrai qu'il y a toujours autant de clients mais ils dépensent beaucoup moins. Au niveau des machines à sous - qui constituent l'essentiel de notre chiffre d'affaires - on est depuis six mois à moins 15 voire moins 20% de recettes. C'est arrivé en plusieurs vagues. Il y a d'abord eu la mise en place d'un contrôle à l'entrée des salles de machines à sous. Cela nous fait perdre 3% de clients, ce qui n'était pas encore si catastrophique. Après, nous avons dû encaisser l'interdiction de fumer dans nos murs. Là, ça a été assez monstrueux. Enfin, les sites Internet illicites de jeu nous font concurrence et cela ne va pas s'améliorer car Bruxelles oblige la France à ouvrir les paris sur internet. Sur tout cela, s'est greffée la crise économique. Alors nous disons au gouvernement : on ne vous demande pas d'argent mais...
LCI.fr : Moins d'impôts, c'est de l'argent !
D. D. : Non, ce n'est pas pareil ! Aujourd'hui, le gouvernement perfuse les banques, l'immobilier, bientôt l'automobile... Nous lui disons simplement : vous n'avez pas cessé de nous taxer et là, nous prenons l'eau alors aidez-nous, même temporairement. Pendant au moins deux ans, faites passer de 25% à 35% l'abattement sur l'activité machines à sous et jeux de table. On pourra alors relancer l'activité et l'Etat retrouvera plus d'argent. Nos taux de prélèvement sont hors d'âge : nous sommes restés à des tranches fixées avant l'arrivée des machines à sous alors qu'elles ont fait exploser les volumes.
LCI.fr : Pour convaincre les pouvoirs publics de faire ce geste, vous avez reçu le soutien de vos salariés. La carte de l'emploi peut-elle convaincre le gouvernement de vous aider ?
D. D. : Il est bon de rappeler que nous représentons 20.000 emplois mais que nous aussi souvent le premier employeur dans 200 communes de France. Le casino y représente entre 5% et 60% du budget municipal et joue un rôle culturel. Lorsqu'un casino est malade, la commune tousse. Le maire de Deauville vient par exemple de stopper son investissement dans un pôle culturel à cause de la baisse des recettes du casino. Dans les stations thermales, les casinotiers ne pourront plus soutenir les thermes qui sont le premier employeur de la ville. Toute l'économie locale s'en trouve fragilisée.
LCI.fr : Vous dénoncez également une législation trop stricte qui vous empêche d'innover...
D. D. : Prenez l'exemple des jeux de table. En France, malgré l'engouement pour le poker, ils ne représentent toujours que 7% de notre chiffre d'affaires et restent déficitaires contre 20% dans les autres pays d'Europe où la législation est moins stricte. Nous n'avons pas le droit de faire du marketing et de recourir à l'invitation de clients alors que cela pourrait rajeunir notre clientèle. Sur les machines à sous, en refusant que l'on passe du système de pièces à celui des tickets, on nous refuse aussi la modernité. Cela va changer mais nous avons déjà perdu trop de temps.
LCI.fr : La grosse bataille du moment se joue sur Internet avec l'ouverture prochaine du jeu, légal, en ligne. Vous devriez vous réjouir. Qu'est-ce qui vous rend si mécontent sur ce volet ?
D. D.: D'abord, l'Etat ne fait pas la guerre aux sites étrangers illicites. Ensuite, on ne nous laissera pas faire nos quatre métiers : black-jack, roulettes, machines à sous et poker. On a déjà dû renoncer aux machines à sous à cause de "l'addiction" potentielle et maintenant, on ne veut nous accorder que le poker. L'Etat veut nous refuser roulette et black-jack sous prétexte de protéger nos casinos en dur mais nous en avons besoin pour nous rentabiliser ! Il protège en réalité les intérêts de la Française des jeux qu'il devra à terme privatiser. A notre dépens... Résultat : nous allons arriver sur Internet pour l'ouverture dans un an en slip. Sans cashflow, avec un fort endettement que nous avons du mal à rembourser, et face à des sites qui ont déjà dix ans d'expérience.
LCI.fr : Votre concurrent, le groupe Partouche, vient d'ailleurs de lancer son propre site de Poker depuis Gibraltar sans attendre la loi. Allez-vous vous engouffrer dans la brèche ?
D. D. : C'est son problème. Je ne critique pas ce choix mais nous sommes légalistes. Notre plate-forme est prête mais nous n'ouvrirons pas en contradiction avec le gouvernement.
LCI.fr : Vous êtes un ami proche de Nicolas Sarkozy. Avez-vous parlé de vos difficultés avec lui ?
D. D. : Non, car je ne mélange pas amitié et entreprise.
LCI.fr : Mais vous savez bien que l'on parle de son travail à ses amis...
D. D. : Je m'exprime dans la presse. Le Président a pris à bras le corps la crise économique et fait une présidence européenne extraordinaire, je ne vais pas l'embêter avec mes problèmes. En revanche, comme les autres chefs d'entreprise, je défends mes intérêts auprès du gouvernement. Le sujet est d'ailleurs arbitré à Matignon.
LCI.fr : Nicolas Sarkozy vous a fait une publicité monstre en fêtant sa victoire au Fouquet's, qui appartient à votre groupe. Vous lui en êtes reconnaissant?
D. D. : Je dis simplement merci au chef de l'Etat d'avoir rendu hommage à une entreprise française et familiale qui n'a pas cédé aux sirènes des fonds de pension. C'est aussi grâce aux casinos que l'on a pu maintenir en France un patrimoine immobilier et hôtelier qui fait notre fierté et permet de recevoir dignement les chefs d'Etat lors des grands sommets. Pour revenir à Nicolas Sarkozy, on en a fait trois tonnes mais je peux vous dire qu'il a fêté de façon bien modeste son élection. Et n'oubliez pas que Ségolène Royal a fait son grand raout avec la presse à l'Intercontinental...
LCI.fr : Vous avez certainement vu le film Casino de Martin Scorsese. L'épilogue du film soutient que, en se démocratisant, les casinos ont perdu toute classe et qu'il ne sont finalement plus peuplés que par des gens médiocres. Que pensez-vous de cette vision?
D. D. : Nous aimons tous nos clients, les petits comme les gros. Maintenant, si vous me demandez si la grande époque des jeux de tables est révolue, je vous dirai oui. Mais si le gouvernement nous écoute, nous pourrons peut être leur redonner un peu de rêve et de glamour. Quant aux stars, il y en a toujours à Cannes et, de temps en temps, à Deauville.
LCI.fr : Le smoking se fait tout de même de plus en plus rare et, sur votre site Internet, vous expliquez qu'il n'est plus nécessaire de se mettre sur son 31 pour aller au casino. On peut donc venir chez vous en short?
D. D. : (Rires) Le short je ne suis pas franchement pour, d'ailleurs je n'en ai jamais vu, mais le jean, oui ! Il faut vivre avec son temps...
(source :tf1.lci.fr/Olivier LEVARD)