Le neuropsychiatre bordelais Michel Le Moal, qui a participé à l'enquête de l'Inserm sur le jeu pathologique, dénonce le double langage
Selon l'Insee, près de 30 millions de Français ont joué au moins une fois à un jeu d'argent en 2006. Entre 400 000 et 800 000 personnes souffriraient de « ludopathie » aiguë. À la demande du ministère de la Santé, un groupe d'experts réunis par l'Inserm vient de publier un rapport sur les addictions aux jeux, fruit de deux ans de travail. Le neuropsychiatre bordelais Michel Le Moal, membre de l'Académie des sciences et professeur à Bordeaux 2, y a participé. Rencontre.
« Sud Ouest ». Le jeu pathologique est-il une toxicomanie comme une autre ?
Michel le Moal. On ne parle pas de toxicomanie mais d'addiction. Si j'ai beaucoup travaillé sur les addictions, je ne connaissais rien au jeu. Mais c'est vrai que l'on retrouve dans le jeu pathologique les mêmes symptômes : souffrance, perte de contrôle de soi, l'impérieuse nécessité de continuer malgré les conséquences que l'on sait dévastatrices. Là aussi, il faut traiter et sevrer. Mais dire que 1 % de la population serait en état d'addiction est absurde. Ou alors il faut vite multiplier les unités de soins spécialisées !
A quoi se reconnaît-on accro au jeu ?
La frontière, c'est quand on passe de l'impulsion à la compulsion. La tendance naturelle de l'homme est de se faire plaisir. Boire un petit coup, c'est agréable. Jouer procure des sensations, un frisson. Seulement, il y a toujours un sentiment de culpabilité qui vous fait rester maître de vous. Mais quand la satisfaction d'une envie devient obligation de consommer pour soulager une tension, un déplaisir, alors il y a addiction.
Certains jeux provoquent-ils plus facilement l'addiction que d'autres ?
Je n'en sais rien. Ce qui est prouvé, en revanche, c'est que les jeux les plus « addictogènes » sont ceux où le délai est le plus court entre l'acte de jouer et la réponse. Ceux qui inventent les jeux le savent bien. Voyez les machines à sous ou le Rapido.
Le chiffre d'affaires des jeux autorisés est passé en France de 98 millions d'euros en 1960 à 36 milliards en 2006. Pourquoi joue-t-on autant ?
La grande majorité de mes confrères vous répondraient que c'est l'offre qui crée la demande. Supprimez le produit, vous supprimerez l'addiction. Pour moi, si le jeu est devenu un problème de société, c'est que la société a un problème. L'homme post-moderne est mal dans sa peau, seul face à lui-même. Il cherche dans la drogue le moyen, illusoire, d'apaiser la souffrance qui l'habite. Et ce n'est pas à Neuilly que les joueurs pathologiques se recrutent, c'est dans les milieux les plus défavorisés.
Très schématiquement, vous avez dans le cerveau deux zones censées se réguler, l'une pour les inhibitions, l'autre pour le plaisir. Si la première ne s'est pas développée, faute d'interdits ou de repères dans l'enfance, il n'y a plus d'autorégulation. La perte des capacités d'autorégulation est la pathologie majeure de notre temps. Nous vivons dans une société de drogues.
Peut-on se soigner du jeu, voire en guérir ? Et comment ?
La difficulté vient du fait que les joueurs pathologiques ne vont pas spontanément chez le médecin. Il existe des associations comme SOS Joueurs (lire ci-contre). Pour la première fois, le ministère de la Santé a intégré le jeu dans son « plan de prise en charge et de prévention des addictions. C'est un premier pas, mais il faut absolument lancer une étude épidémiologique pour approfondir nos connaissances.
Alors que les jeux d'argent sur Internet vont être autorisés, que les publicités pour les casinos, le PMU, et la Française des jeux fleurissent partout, pensez-vous que les pouvoirs publics ont conscience de l'enjeu ?
Tous les jeux sont contrôlés par l'État. Il y avait déjà deux drogues légales, le tabac et l'alcool, et voilà qu'il en sponsorise une troisième, au moins aussi addictogène que le cannabis ! Je ne dis pas qu'il faut interdire le jeu, mais il faut informer, informer et informer encore sur ses dangers. Je sais que le trou de la Sécu pèse peu face au chiffre d'affaires de la Française des jeux. Je sais que tous les maires, de gauche comme de droite, veulent leur casino (il y en a 200 en France) parce que ça rapporte beaucoup d'argent dans les caisses des collectivités locales. Mais pour moi, je ne vois pas de différence entre l'édile qui autorise l'ouverture d'un casino et celui qui cultiverait du cannabis dans le jardin de l'Hôtel de ville. Les prévalences d'addiction sont les mêmes pour les deux. Le cannabis n'est pas légal, le jeu l'est.
(source : sudouest.com/Propos recueillis par Pierre-Marie Lemaire)