Alors qu'un colloque sur les addictions aux jeux d'argent s'ouvre jeudi 29 mai à Dijon, on estime à 600 000 le nombre de joueurs pathologiques en France. Des consultations hospitalières se développent pour les prendre en charge.
L’histoire se déroule en 1924. Tout jeune journaliste, Joseph Kessel est alors plutôt content : il vient de décrocher un rendez-vous pour une interview du nouveau président de la République, Alexandre Millerand. Mais quelques heures avant l’entretien, Kessel, joueur invétéré, entame une partie de belote avec son frère Georges. Une partie puis une deuxième, pour la revanche. Et d’autres qui se succèdent. Une vingtaine de minutes avant son entretien, Kessel est toujours à battre les cartes, assis dans un café, juste devant le domicile du président.
« Et là, explique Kessel, la fureur de jouer, d’aller jusqu’au bout est la plus forte. Le temps disparaît. Il n’existe plus. Tout s’efface. Il n’y a plus rien au monde que les cartes », comme le raconte le professeur Michel Lejoyeux (1). « Cela relève de l’absurdité la plus totale, de l’incohérence la plus grande. Mais à cause d’une belote endiablée, le jeune journaliste a raté son rendez-vous », ajoute ce psychiatre, responsable du pôle d’addictologie de l’hôpital Bichat à Paris.
Cette anecdote tend à le démontrer : le jeu « pathologique » est aussi ancien que l’époque où les hommes ont commencé à jouer. Pourtant, depuis quelques années, l’addiction aux jeux d’argent a pris une nouvelle dimension, selon les psychiatres ou psychologues qui s’intéressent de près à la question. Même s’ils ne disposent pas de données scientifiques pour étayer leur conviction, ces soignants ont le sentiment d’un phénomène en aggravation. Avec un nombre de plus en plus important de joueurs qui franchissent la porte de leurs consultations hospitalières.
Un besoin obsessionnel de jouer
Ce thème de l’addiction aux jeux est au cœur d’un colloque qui s’ouvre jeudi 29 mai à Dijon, à l’initiative de l’association Sedap (Société d’entraide et d’action psychologique) et du Centre d’information régional sur les drogues et les dépendances de Bourgogne. Un colloque qui permettra de faire un état des lieux sur une situation complexe à appréhender. « Aujourd’hui, nous n’avons pas de chiffres pour la France. Mais à partir d’études étrangères, on estime que le jeu pathologique pourrait toucher 0,1 % de la population, soit environ 600 000 personnes dans notre pays », explique le professeur Jean-Luc Venisse, directeur du pôle d’addictologie et de psychiatrie du CHU de Nantes, qui a ouvert début 2008 un Centre de référence sur le jeu excessif.
En général, cette addiction se met en place de manière progressive. Au départ, comme tout le monde, on joue pour se faire plaisir, taquiner le hasard en espérant décrocher le gros lot. Puis, peu à peu, la pratique devient incontrôlable. « Il se produit un envahissement de la vie psychique par le jeu. C’est plus qu’une envie : un besoin obsessionnel de jouer, explique le professeur Jean Adès, responsable d’une consultation spécialisée sur le jeu pathologique à l’hôpital Louis-Mourier de Colombes (Hauts-de-Seine). Ce qui caractérise l’addiction, c’est le fait que les gens continuent même si cela les place dans de grandes difficultés. »
Ces médecins le reconnaissent volontiers : certains jeux sont plus « dangereux » que d’autres. « Les plus problématiques sont ceux dont la forme, la structure et la temporalité facilitent la perte de contrôle », explique le professeur Venisse, évoquant les jeux avec un délai très court entre la mise et le résultat. Et une possibilité de retenter sa chance de façon quasi immédiate. C’est le cas des machines à sous, mais aussi et surtout du Rapido, une grille avec huit numéros à cocher avec un tirage toutes les cinq minutes, de 5 heures à minuit, dans les cafés et les brasseries. « Simple et rapide : vous cochez, vous misez et vous gagnez aussitôt ! Jusqu’à 100 000 €», annonce la Française des jeux. « C’est terriblement addictogène, et on voit des gens qui passent des heures dans les cafés à dépenser des sommes parfois énormes », constate le professeur Adès.
Pour les gros joueurs, la première conséquence est évidemment financière. « On voit des gens perdre leur maison, leur appartement ou même finir à la rue », souligne le professeur Venisse. Le plus souvent, les joueurs pathologiques mettent en place toute une stratégie pour dissimuler, le plus longtemps possible, leurs pertes d’argent à leur entourage. « Certains vont jusqu’à utiliser la Carte bleue de leur conjoint, sans avoir le sentiment de faire quelque chose de mal… Ils sont persuadés qu’au coup suivant, ils vont gagner gros et rembourser tout le monde », analyse Agathe Cognac, psychologue à SOS Joueurs, une association d’aide et de soutien aux joueurs pathologiques. Quand la vérité éclate, c’est un coup de massue pour la famille. « Il faut souvent prendre aussi en charge les proches : d’abord, parfois, pour les protéger financièrement, mais aussi pour les aider à gérer un fort sentiment de culpabilité de n’avoir rien vu venir », poursuit-elle.
"Beaucoup de joueurs sont persuadés qu’ils peuvent contrôler le hasard"
Pour les joueurs eux-mêmes, la prise en charge repose le plus souvent sur une thérapie cognitive et comportementale, avec parfois un recours aux groupes de parole. « On travaille sur les comportements et les moments de jeu, pour tenter d’aider le sujet à éviter ces situations », indique le professeur Adès, ajoutant qu’un gros travail est aussi conduit sur un phénomène très fréquent chez les joueurs : l’illusion du contrôle du hasard.
« Beaucoup de joueurs sont persuadés qu’ils peuvent contrôler le hasard, dans n’importe quel jeu. Ils sont convaincus par exemple qu’après plusieurs échecs, une machine à sous va forcément donner une grosse somme. Ou qu’après tel numéro à la roulette, c’est obligatoirement tel autre numéro qui va sortir. » Le professeur Venisse entre dans le détail : « Nous travaillons sur des croyances irrationnelles en essayant de faire comprendre au patient que le jeu de hasard n’a rien à voir avec un jeu d’adresse, où on peut augmenter sa compétence en répétant sa pratique. »
Parallèlement à cette psychothérapie, les médecins traitent les « co-morbidités » souvent très fortes : addiction à l’alcool, anxiété, dépression, tentatives de suicide… L’efficacité de ces thérapies est variable. Certains joueurs arrivent à une nette amélioration au bout de quelques mois. Pour d’autres, c’est plus long ou plus problématique. Faut-il, comme pour l’alcool, arrêter définitivement pour s’en sortir ? « Pour les grands joueurs, c’est préférable, au moins pendant une certaine période. Pour d’autres, à un stade moins évolué, il est possible de continuer à jouer de façon contrôlée », observe le professeur Adès.
Face à la diversification croissante de l’offre de jeux, ces médecins ne cachent pas leur préoccupation. Surtout avec l’arrivée des jeux d’argent sur Internet. « On voit se développer de nombreux jeux : machine à sous, paris sportifs, poker…, observe le docteur Marc valleur, directeur médical du Centre Marmottan à Paris. Il est assez fréquent de voir des personnes, interdites de casinos rechuter sur Internet. Et surtout de plus en plus de jeunes commencent à déraper sérieusement avec le poker en ligne. »
(1) Dans Du plaisir à la dépendance. Nouvelles addictions nouvelles thérapies (La Martinière, 354 p., 18,90 €).
(source : la-croix.com/Pierre BIEN
vaULT)