Pas de croupiers, pas d'hôtesses, et pas de volutes de cigare au club de poker 3.14 de Yerres (Essonne). Ici, on joue grâce à la bienveillance des patrons d'une auberge cossue, sous les vieilles poutres de l'arrière-salle, dans l'odeur humide de l'écurie et du feu de bois.
Créé en décembre 2007 à l'initiative de son président, Kristof Mahen, 34 ans, agent SNCF et magicien de formation, qui le conçoit comme un "lieu de rencontres" entre passionnés, c'est l'un des nombreux clubs nés de la "folie poker" qui a submergé la France. "Il ne se passe pas quinze jours sans que l'on reçoive un dossier d'affiliation et pas une journée sans qu'une personne demande la licence", note Serge Brioudes, président de la Fédération française pour le développement du poker (FFDP). En 2007, la FFDP comptait 18 clubs affiliés et 300 licenciés. Un an plus tard, début mars : 72 clubs et plus de 2 000 licenciés.
Depuis trois ans, Internet aidant, ce jeu a envahi l'Hexagone, remisant au placard tarot et belote. Les magazines spécialisés, qui se multiplient, ne se lassent pas de raconter les success stories fulgurantes de jeunes amateurs. Aujourd'hui, plusieurs Français figurent parmi les meilleurs joueurs mondiaux.
Mais la France interdit son marché aux opérateurs de jeu, hors le monopole exercé par la Française des jeux, le PMU et quelque 200 casinos répartis sur tout le territoire. Sommés en 2007 par la Commission européenne d'ouvrir son marché aux paris et jeux en ligne, les pouvoirs publics ont temporisé en s'engageant à étudier la question. Fin mars, Bruno Durieux, inspecteur général des finances, devrait ainsi rendre publiques les conclusions de la mission relative à l'ouverture des jeux d'argent et de hasard que lui a confiée, le 27 novembre 2007, le premier ministre, François Fillon. Le ministre du budget, Eric Woerth, a de son côté mandaté le criminologue Alain Bauer pour rédiger une note sur les "conséquences" que pourrait engendrer une libéralisation.
Les enjeux sont énormes. En quelques mois, grâce à l'ouverture des poker rooms, qui ont mis fin au monopole des cercles de jeu, les casinos ont vu leur fréquentation repartir à la hausse - malgré l'interdiction du tabac et les contrôles d'identité. "Les jeux traditionnels, roulette, boules, disons tout l'ensemble table a progressé de 40 % en 2007, reconnaît Patrick Partouche, propriétaire des casinos du même nom. Grâce à la proximité du poker et des machines à sous, c'est la première fois depuis dix-sept ans que les jeux se redressent."
Surtout, le poker a amené une nouvelle clientèle, plus jeune. "Nous étions très faibles sur la tranche 20-40 ans, alors que c'est la première à jouer au poker, souligne M. Partouche. Et celle des 18-25 ans a appris à jouer sur Internet." Désireux de ne pas se laisser doubler sur le Net, le groupe avait investi dans un site installé à Gibraltar. Mal lui en a pris : en mars 2007, M. Partouche a été condamné à douze mois de prison avec sursis et 40 000 euros d'amende pour avoir cédé son nom à un site illicite.
Pas à court d'imagination, le groupe s'est alors tourné, tout comme son puissant concurrent Lucien Barrière, vers une autre forme d'exploitation du jeu, un gigantesque tournoi. Le Partouche Poker Tour devrait s'achever en septembre, après 2 400 tournois "satellites", dans un grand hôtel de Cannes en présence d'Eric Cantona. Prix d'entrée pour ceux qui n'auraient pas eu le temps, ou la volonté, de participer aux éliminatoires : 8 500 euros !
Les tournois permettent de contourner l'interdiction de jouer de l'argent. Ils donnent la possibilité aux clubs et fédérations d'attirer les amateurs - l'inscription est gratuite - en leur permettant de retrouver l'esprit de compétition qui constitue, malgré tout, la base du poker. Les joueurs peuvent légalement gagner des lots en argent et se confronter aux meilleurs.
Au club 3.14, on joue des jetons. Conformément à la législation, l'argent y est interdit. M. Mahen y attache une attention particulière : "Il m'a fallu près de trois mois pour trouver une salle pour le club", raconte-t-il. Récemment, il a cependant décroché deux sponsors (les marques de vêtements Poker is war et Hoc volo), qui lui permettent d'offrir des lots à ses adhérents. Surtout, pas de faux pas. Et puis ici, le cadre est plus convivial qu'un écran d'ordinateur. Plus accessible que les moquettes épaisses des cercles de jeux et des casinos. Un espace intermédiaire, où l'on peut s'entraîner, se rôder au maniement des cartes autour d'une bière.
Les Partouche et les Barrière ne voient pas d'un mauvais oeil l'éclosion de ces clubs amateurs, qui finissent par leur amener une clientèle désireuse de se mesurer, le temps passant, avec de plus expérimentés qu'elle.
(source : lemonde.fr/Isabelle Mandraud et Elise Vincent)