Comment se fait-il que le procès intervienne près de 30 ans après les faits ? N'y a-t-il pas prescription ?
- La longueur de la procédure est due à la détermination de Renée Le Roux, la mère d'Agnès. En principe, un crime est prescrit dix ans après les faits, mais uniquement s'il n'y a pas d'acte déposé entre les deux dates. Or, Mme Le Roux a multiplié les plaintes depuis 1985 pour que la prescription ne soit pas acquise.Une fois, c'était pour faux témoignage, une autre pour non-assistance à personne en danger, etc… A chaque fois, elle relançait la procédure, ce qui a finalement permis la réouverture du dossier en 1999 et la mise en examen de Jean-Maurice Agnelet pour assassinat en 2005.
Côté droit européen, la notion de "délai raisonnable" a également été évoquée par la défense pour tenter d'annuler la procédure.
Mais aujourd'hui, à l'ouverture de l'audience, l'avocat de Mme Le Roux a écarté cette possibilité de façon très habile : il a fait valoir que si la procédure s'est étalée sur 29 ans, c'était à cause de l'accusé, Jean-Maurice Agnelet, qui a continué à nier son implication. La cour d'assises a accepté cette version. Quoiqu'il advienne désormais, Agnelet sera donc jugé.
Quelles étaient les conclusions de votre enquête dans votre livre sur l'affaire Le Roux, publié en 1983 ? Jean-Maurice Agnelet a-t-il pu commettre ce crime selon vous ?
- Tout l'accable en tout cas.Dans mon livre "Agnès Le Roux : enquête sur la disparition d'une femme riche" (Presses de la Cité, 1983), je détaillais le contexte de la "guerre des casinos" dans lequel s'inscrivait cette affaire. Jacques Médecin, le tout-puissant maire de Nice qui voulait faire de sa ville le "las vegas de la Côte d'Azur", et l'homme d'affaires Jean-Dominique Fratoni (ndlr : un Corse suspecté de liens avec la mafia italienne) en étaient les principaux protagonistes. L'hôtel-casino Le Palais de la Méditerranée, propriété de la famille Le Roux, était convoité par Fratoni.C'est entre autres grâce à Jean-Maurice Agnelet, avocat de profession, que Fratoni a réussi à s'allier avec Agnès Le Roux, contre l'avis de sa mère Renée, et à mettre la main sur Le Palais de la Méditerranée. Pour ses "bons services", Agnelet était donc soutenu par tout le "clan" de Médecin et Fratoni, qui avait intérêt à démontrer qu'Agnès n'avait pas été assassinée. Dans mon livre, publié en 1983, je révélais que cette affaire n'avait pas été traitée comme elle aurait dû l'être à l'époque à cause de ces influences "souterraines".
Agnelet semble donc forcément impliqué dans la "disparition" d'Agnès. Il n'a jamais eu le comportement d'un homme innocent. Il a constamment menti depuis le début de l'enquête. Et depuis que son ex-femme, Françoise Lausseure, est revenue sur son alibi en 1999, il est incapable de démontrer ce qu'il a fait entre le 23 octobre et le 2 novembre 1997, date de la disparition d'Agnès. A cela s'ajoute sa personnalité complexe : c'est un homme retors, aux mœurs douteuses, qui parallèlement revendiquait son appartenance à la franc-maçonnerie et à la Ligue des droits de l'homme.
Mais il y a plus grave.
La justice dispose de deux pièces à conviction incontestables. D'une part, le fameux "dernier mot" d'Agnès Le Roux. En mars 1978 - nous sommes alors au tout début de l'enquête judiciaire -, la police découvre au domicile de la victime, posé sur sa table à dessin, une sorte de message-testament d'Agnès : "Désolée, tout est fini. Je veux que Maurice s'occupe de tout", disait en substance le texte, ce qui laisserait penser à un suicide. Les policiers perquisitionnent alors le cabinet d'Agnelet, où ils trouvent une photocopie de ce mot.
C'était quand même extrêmement curieux ! Par la suite, l'enquête a révélé qu'Agnès avait déjà laissé un mot semblable lors d'une tentative de suicide qu'elle a fait, un mois avant sa disparition. Dès lors, il apparaît qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre explication : c'était Agnelet lui-même qui avait récupéré cet ancien mot et l'avait déposé sur la table à dessin d'Agnès !
Deuxième pièce à conviction: une annotation d'Agnelet dans un de ses livres de chevet. A chaque moment-clé de cette affaire, l'avocat a écrit de curieux messages sur la page de garde de quatre de ses livres.
Sa dernière annotation, trouvée dans un livre d'Hemingway, datait du 2 novembre 1977, jour de la disparition d'Agnès. Il était écrit : "2 novembre 1977: reclassement dossier PM PV liberté". Ce qu'il faut traduire par "Le Palais Méditerranée (PM), construit sur un immeuble appartenant à la société Palais vénitien (PM), est désormais libre", parce qu'Agnès avait disparu.
Agnelet n'avait aucune raison d'écrire ces messages codés s'il n'était pas coupable. Reste qu'on ignore toujours où, quand et qui a commis le meurtre. Mais d'une façon ou d'une autre, Agnelet y est sans doute pour quelque chose.
D'autant que les autres acteurs de l'affaire - Médecin, Fratoni…- sont aujourd'hui tous morts !
Mais est-il possible qu'Agnès Le Roux n'ait pas été assassinée ?
- C'est ce qu'a essayé de faire croire le "clan" qui était derrière Agnelet. C'est aussi la thèse exploitée aujourd'hui par la défense. Mais elle ne tient pas debout. Si Agnès s'était suicidée, pourquoi n'a-t-on pas retrouvé sa voiture ? Une Range Rover, qui plus est ! Quant à l'hypothèse d'une disparition volontaire, Agnès n'en avait aucune envie. Cette fille n'était pas une "paumée", c'était une richissime héritière, avec des relations, des amis, une vie mondaine… Elle était habituée à mener la grande vie et aurait difficilement pu s'en passer, à mon avis.
Près de 30 ans se sont écoulés depuis. Le procès qui s'ouvre ce jeudi sera sans doute très "dense" sur le plan émotionnel car il se résume essentiellement à un face-à-face entre les deux seuls survivants de l'affaire : Jean-Maurice Agnelet et Renée Le Roux. Qui tous deux ne sont pas prêts à abandonner leur version.
(source : nouvelobs.com/Propos recueillis par Chiara Penzo le jeudi 23 novembre 2006)