Qu’est-ce qui fait courir le veuf de l’héritière des casinos Barrière ? Les femmes et l’argent, disent les uns. L’amour de ses enfants, dont il fait prospérer l’héritage, disent les autres. Lui se fiche des on-dit, il gère.
Le biréacteur se cabre, pique du nez et explose en touchant le sol du Marais poitevin. Un jeune homme et son père, providentiellement présents sur les lieux, se précipitent vers l’appareil en flammes. Ils en extirpent une femme gravement brûlée, en miettes mais en vie. Le pilote du Beechcraft et un passager sont morts sur le coup. La survivante s’appelle Diane Barrière-Desseigne. Elle a 38 ans, et dirige depuis cinq ans le groupe de casinos et de palaces dont elle a hérité de son père adoptif, Lucien Barrière. Attentat mafieux, crime passionnel, vengeance d’un concurrent ou d’un collaborateur : on a tout imaginé autour de l’accident du 16 juillet 1995. Une riche héritière ne peut pas mourir par simple fatalité. Pourtant, après des dizaines d’auditions, l’enquête n’a conclu qu’à une dérisoire panne d’essence. Une panne qui a fait basculer définitivement la vie de Diane. Invalide à 100 %, elle ira de souffrance en souffrance, toujours lucide, jusqu’à son décès en 2001.
Une délivrance pour elle, peut-être aussi pour ses proches.
Discret prince consort
Le 16 juillet 1995, c’est un autre destin qui est frappé : celui de son mari, Dominique Desseigne. Jusqu’alors dans l’ombre de son épouse, sans aucune responsabilité officielle dans l’entreprise, celui que l’on surnommait « le prince consort » se retrouve du jour au lendemain à la tête d’un petit empire : d’abord patron par procuration, puis, après le décès de Diane, seul maître à bord. Rien ne l’y avait prédisposé, ni son métier de notaire ni son tempérament. Le monde des casinos, des grands hôtels et des boîtes de nuit ne semblait pas fait pour lui. Ce n’est pas un bon vivant : il rentre des dîners en ville au plus tard à minuit moins le quart, ne fume pas, ne boit pas et, de nature timide, ne raffole pas des mondanités. Ce n’est pas non plus un joueur, à la différence de ses prédécesseurs, Lucien Barrière et l’oncle de celui-ci François-André, le fondateur de la dynastie, qui adoraient « tailler » (tenir la banque) face à leurs clients.
Efficace chef d’entreprise
Il n’empêche : huit ans après son accession officielle à la présidence de l’entreprise, en 1997, le chiffre d’affaires de la société a été multiplié par cinq (1,14 milliard d’euros à fin 2005). Le groupe Barrière a surtout su préserver son indépendance : depuis sa fusion avec Accor Casinos en 2004, il est toujours contrôlé à 51 % par la famille.
Depuis quelques semaines, les bonnes nouvelles s’enchaînent. Le 21 septembre, Barrière a été choisi pour l’implantation du futur casino de Lille, au grand dam de son concurrent Partouche. Le 10 octobre a eu lieu l’inauguration du nouveau complexe thermal d’Enghien-les-Bains, près du plus gros casino de France. Et, le 6 novembre, le palace Fouquet’s Barrière, inauguré la semaine dernière, ouvrira ses portes, au-dessus et autour du restaurant mythique des Champs-Elysées, après sept années de grandes manœuvres immobilières.
Le Fouquet’s : c’est là que Diane Barrière, enfant, venait le plus souvent déjeuner avec ses parents, Lucien et la belle Marta : « C’était sa petite madeleine » , assure son mari. C’est là aussi que, beaucoup plus tard, tétraplégique, elle s’installait tous les après-midi, à 13 h 45, à la première table à droite en entrant, sous la verrière, et voyait défiler le Tout-Paris. Johnny Hallyday, Gérard Depardieu et Bruce
Willis venaient l’y embrasser.
C’est à cette même table que Dominique Desseigne nous reçoit, quelques jours avant l’inauguration de son palace. A 62 ans, du haut de son 1,91 m, chemise largement entrouverte et chevelure abondante, il ressemble bien au « bel adolescent prolongé » que décrit, un brin envieux, Philippe Bouvard, ami de la famille depuis plus de cinquante ans. C’est aussi l’homme « très chaleureux, séducteur » présenté par Mathieu Pigasse, associé de la banque Lazard et administrateur du groupe depuis la fusion avec Accor.
Père de famille responsable
Spontané, émouvant, Dominique Desseigne répond sans détour aux questions les plus indiscrètes : son amour des femmes ( « j’assume » ), les hauts et les bas de son mariage, les difficultés de ses enfants à surmonter le deuil de leur mère. D’emblée, c’est en père de famille qu’il se présente, humble dépositaire d’un héritage. « Ma responsabilité, c’est de protéger les actifs de ma famille , dit-il. Je ne suis que l’usufruitier du patrimoine de Diane. En général, dans les groupes qui portent le nom du fondateur, la première génération fait la fortune, la deuxième la préserve et la troisième la croque. C’est justement ce que je veux éviter. » Cette prudence toute notariale le conduit à refuser les propositions de Sébastien Bazin, directeur général du fonds Colony Capital (actionnaire du groupe à hauteur de 15 %), qui voudrait qu’il vende les murs de ses établissements afin d’améliorer leur rentabilité. Céder les actifs historiques du groupe, La Baule, Deauville, Cannes ? Jamais ! « Une question d’affect » , et de prévoyance vis-à-vis de ses enfants, Alexandre, 19 ans, et Joy, 16 ans : « C’est une poire pour la soif au cas où les choses tourneraient mal. Sébastien n’est là que pour cinq ans. Moi, il faut que je tienne encore une douzaine d’années avant de passer la main. »
Dominique Desseigne reste notaire dans l’âme. Il n’a pas oublié ses années d’apprentissage. C’est dans une étude du VIIIe arrondissement à l’atmosphère balzacienne, sur un coin de bureau coincé derrière la porte à double battant du patron, que le jeune clerc fait ses débuts, au milieu des années 60. Il apprend le métier sur le tas, avant d’obtenir tardivement, quinze ans plus tard, son diplôme de notaire.
Play-boy toujours vert
Ses amis de jeunesse s’appellent Jean Todt, l’actuel directeur général de Ferrari, « un frère » , ou Alain Krzentowski, le patron de l’agence de marketing sportif Sportfive, avec qui il jouait au rugby au Stade Français. « J’étais le plus modeste de la bande » , souligne-t-il aujourd’hui. Probablement le plus séduisant aussi. Le clerc studieux est un play-boy qui accumule les conquêtes avec l’aisance d’un moderne Rastignac. « Il a eu des amours flatteuses, pas précisément des caissières de supermarché » , ironise un proche.
Avant de rencontrer Diane, dans la boîte de nuit de Régine, à Paris, en 1980, Dominique Desseigne avait déjà conquis quelques belles héritières : une fille de la famille Darty et surtout Corinne Bouygues. Une histoire sans suite. « Il n’était pas facile pour lui de trouver sa place dans cette famille » , explique un proche. Même devenu riche, le goût des femmes fortunées ne l’a pas quitté. Un an à peine après la disparition de Diane, il se fiançait avec la belle milliardaire libanaise Mouna Ayoub. Une compagne consolatrice, presque maternelle, pour celui qu’une amie commune définit comme « un grand petit garçon. » Leur histoire d’amour a pris fin. Au « bal Care » de Deauville, fin août, le fringant sexagénaire se montrait au bras de la ravissante Sophie Desmarais, fille du puissant homme d’affaires québécois Paul Desmarais et « ex » du comédien Christophe Lambert. Mais pourquoi tant de femmes riches ? « On ne parle pas de toutes les autres qui ne le sont pas » , répond, désarmant, l’intéressé.
Méchante réputation
Il n’empêche : cette accumulation de bonnes fortunes lui a collé une méchante réputation. « Le Tout-Paris a été cruel avec lui , témoigne une amie. Lorsque Diane a eu son accident, le couple n’était pas au mieux, loin de là. Il y avait du divorce dans l’air. Quand il est revenu auprès d’elle, certains y ont vu une démarche intéressée. Mais, comme il le disait lui-même : si je pars, je suis un salaud, et si je reste, c’est par intérêt. Il est resté, il a été vraiment exemplaire. »
Tous ceux qui l’ont connu dans cette épreuve témoignent de son dévouement. « J’ai découvert un homme courageux, attendrissant, améliorant sans cesse sa qualité humaine » , assure Philippe Bouvard. « Il a toujours été présent. Il s’est conduit en mari et en père de famille responsable » , confirme Jean Todt. Dominique Desseigne reconnaît lui-même avoir été « amélioré » par le drame : « Cela m’a fait voir les vraies choses. Je suis devenu à la fois plus fort et plus fragile. »
Les affaires du groupe ont évidemment pâti de ce drame. Pas facile de diriger une entreprise de plusieurs milliers de personnes depuis une chambre d’hôpital, a fortiori quand la patronne a perdu tous ses doigts et qu’elle ne peut plus signer le moindre document. Pas facile non plus d’aller négocier le rachat d’un hôtel quand, avant de prendre le train, un coup de téléphone vous annonce, pour la sixième fois, que votre épouse est entre la vie et la mort. Dominique Desseigne ne renonce pas pour autant à intervenir, au nom de sa femme, dans les affaires de l’entreprise. Ses barons en prennent ombrage. Une guerre des chefs s’engage entre le nouveau président et Philippe Gazagne, le directeur général, devenu de facto patron par intérim juste après l’accident de Diane. Après dix-sept ans de maison, celui qu’on avait présenté un temps comme le dauphin de Lucien quitte Barrière pour fonder Moliflor. Son successeur, Philippe Lazare, recruté à Air France, aujourd’hui cadre dirigeant à La Poste, ne supporte pas davantage l’interventionnisme du patron propriétaire qui, fidèle à l’esprit familial de la maison, le court-circuite en appelant ses collaborateurs en direct. Il partira au bout de deux ans. Cette instabilité managériale a probablement pesé dans la décision du rapprochement avec Accor Casinos, effectif depuis fin 2004, et surtout dans le choix du mode de « gouvernance » alors mis en place, avec directoire et conseil de surveillance.
Patron directif
Désormais, les rôles sont plus clairement établis. Dominique Desseigne préside le conseil de surveillance et s’est déchargé de la gestion opérationnelle du groupe sur le président du directoire, Sven Boinet. La cohabitation semble bien se passer avec l’ex-dauphin de Paul Dubrule et Gérard Pélisson, débarqué d’Accor en 2002, un an et demi avant l’accord sur la fusion. « L’une des interrogations était de savoir s’ils s’entendraient , explique Sébastien Bazin, principal artisan du rapprochement. Dans ce genre de situation, chacun peut vouloir marquer son territoire. Pendant trois ou quatre mois, ç’a été un peu compliqué. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ils sont très à l’aise dans leurs rôles respectifs. » Ce que confirme Sven Boinet : « Dominique est plus heureux aujourd’hui. Il n’a pas eu de mal à abandonner la gestion au jour le jour de l’entreprise. C’est quelqu’un qui sait reconnaître ce qu’il ne sait pas faire, ce qui n’est pas donné à tout le monde. »
Dominique Desseigne a pu également conserver toutes ses prérogatives. « J’ai un domaine réservé sur tout ce que je faisais avant » , assure-t-il. Président du comité stratégique, il jouit de « pouvoirs renforcés » au conseil de surveillance : c’est lui qui gère l’image, la communication, le choix des architectes et des décorateurs (il a supervisé de près les travaux de Jacques Garcia au Fouquet’s), ainsi que les relations avec les ministères de tutelle, dont celui de l’Intérieur.
Cela tombe bien : Nicolas Sarkozy est un ami qui vient régulièrement dîner dans son hôtel particulier de la très chic Villa Montmorency, dans le XVIe arrondissement. C’est lui qui, lors de sa traversée du désert, lui a glissé la formule nietzschéenne qu’il a faite sienne : « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort. » A l’époque, il ne pouvait pas y croire. Ce n’est plus vrai aujourd’hui.
Il aime
Les femmes (souvent riches).
Le rugby.
Lire (en particulier, l’histoire napoléonienne).
La France.
Ses enfants, par-dessus tout.
Il n’aime pas
L’alcool.
La cigarette.
Prendre des décisions à chaud.
Les réunions inutiles.
L’inauguration du Fouquet’s Barrière le 26 octobre. Entre autres people, les comédiens Sophie Marceau et Laurence Fishburne ont participé à la soirée de lancement du palace parisien. La femme de Dominique Desseigne avait acheté Le Fouquet’s en 1998.
Les bonnes fortunes de Dominique Desseigne
1. Avec Marta, Lucien et Diane Barrière. Lucien, neveu du fondateur du groupe, François-André Barrière, a épousé Marta, la mère de Diane, et adopté sa fille.
2. Avec Diane Barrière en 1993. Il a rencontré l’héritière en 1980 chez Régine.
3. Avec Mouna Ayoub en 2002. La milliardaire libanaise et le jeune veuf, qui se sont fiancés un an à peine après le décès de Diane Barrière, se rendent à un déjeuner chez le maire de Deauville, Philippe Augier, à la très chic Villa Strassburger.
4. Avec Sophie Desmarais en 2006. La fille du Québécois Paul Desmarais, l’une des plus grosses fortunes mondiales, a ouvert à son bras le festival du film de Deauville.
Ce qu’ils disent de lui
Philippe Bouvard , ami de la famille depuis trois générations : « Au jeune gandin a succédé un père de famille responsable, adorant ses enfants. »
Sébastien Bazin , directeur général de Colony Capital : « Il ne correspond pas à l’image que ceux qui ne le connaissent pas ont de lui. Il est très discipliné, et il a une vraie vision pour le groupe. »
Mathieu Pigasse , associé-gérant de la banque Lazard : « J’ai apprécié sa grande fidélité. Puis j’ai découvert le manager. C’est lui qui a tiré tous les nouveaux projets de développement du groupe. »
Jean Todt , directeur général de Ferrari, ami proche : « Il est soupe au lait et peut paraître indécis. Mais c’est quelqu’un d’extrêmement fiable et rigoureux. »
Christian Meunier , directeur des opérations du groupe Barrière : « On a parfois l’impression qu’il n’écoute pas, qu’il est ailleurs. Mais il entend tout et il a une mémoire phénoménale. »
José Artur , animateur de radio, ami de la famille : « Ce garçon qu’on a appelé play-boy s’est révélé exemplaire dans les moments douloureux. Il a su faire fructifier l’héritage de ses enfants. Le reste ne me regarde pas. »
(source : challengestempsreel.nouvelobs.com/Bertrand Fraysse)