Entre 300 000 et 500 000 personnes en France sont dépendantes aux jeux d’argent. Les psychiatres, qui tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années, estiment que le jeu est devenu un vecteur de paupérisation.
PASCAL a du vague à l’âme. Quatre heures qu’il est accoudé au comptoir d’un bar-tabac proche de la place de la République à Paris. Quatre heures qu’il noircit des bulletins de Rapido en avalant des demis. Tout ça pour repartir les poches vides ce soir. « J’ai joué 200 euros cet après-midi, les 60 euros avec lesquels je suis venu et les 150 euros que j’avais gagnés, explique ce cuisinier de 37 ans. J’ai tout rejoué et presque tout perdu. » Pascal pratique le Rapido depuis un an. Pour remplir le vide. « J’ai commencé parce que je n’ai rien d’autre à faire et que ça fait monter l’adrénaline. J’ai pas de copine. Je bois. Je fume. Je suis le célibataire qui craque sa thune. »
Il joue deux ou trois bulletins par jour en semaine et des dizaines le samedi lorsqu’il est de repos. Les mauvais mois, il perd jusqu’à 800 euros, soit plus de la moitié de son salaire de 1 300 euros net. Quand il est à court d’argent, il demande une avance à son patron. D’ailleurs, il a déjà englouti la moitié de son salaire de juin. Et quand il n’a plus rien ? « Je ne bois pas et je ne mange pas. » Mais Pascal n’a pas l’impression d’être « accro ».
Aucune étude épidémiologique
D’ailleurs, la grande majorité de ceux qui fréquentent les casinos, grattent des tickets de la Française des Jeux, remplissent des bulletins de loto ou fréquentent les bars PMU ne le sont pas. D’autres, en revanche, tombent dans la dépendance. Combien ? A ce jour, aucune étude épidémiologique n’a été conduite sur le sujet en France. « Nous en sommes au stade de l’archéologie », regrette le professeur Lejoyeux, psychiatre en charge des comportements addictifs à l’hôpital Bichat, à Paris. Du coup, les professionnels s’appuient sur les conclusions des études réalisées à l’étranger pour évaluer le nombre de personnes dépendantes : probablement de 300 000 à 500 000.
« Les pouvoirs publics n’ont pas encore pris conscience du problème », affirme le professeur Jean Adès, psychiatre, chef de service à l’hôpital Louis-Mourier de Colombes. Les rares psychiatres qui ont ouvert des consultations sur le sujet tirent pourtant la sonnette d’alarme depuis des années. « Comme l’offre de jeux augmente, les problèmes aussi, souligne le D r Marc Valleur, qui dirige le centre de soins et d’accompagnement des pratiques addictives de l’hôpital Marmottan, à Paris. Le jeu ne crée pas seulement des problèmes de dépendance, il entraîne aussi une paupérisation des plus modestes. Beaucoup des personnes que je reçois me sont adressées par les services qui gèrent le RMI et les minima sociaux. Quand on touche le RMI, jouer 10 euros par jour, c’est jouer beaucoup d’argent. »
L’addiction, en fait, traverse toutes les couches de la société. « Avant, on voyait surtout des hommes âgés, affirme Christian Bucher, psychiatre des hôpitaux à Strasbourg et expert auprès de la cour d’appel de Colmar (1). Depuis quelques années, il y a de plus en plus de femmes et de jeunes. »
Plus forts que la « machine »
Les hommes sont les plus gros joueurs de Rapido et de paris hippiques. Les femmes, elles, préfèrent les machines à sous, les jeux de grattage et de tirage de la Française des jeux. Quant aux jeunes, c’est Internet qui les attire, et le vidéopoker installé dans les casinos. L’histoire des uns et des autres est toujours un peu la même. Ils commencent à jouer pour s’amuser, puis gagnent un peu - ou beaucoup - et pensent qu’ils seront plus forts que la « machine »...
Pour José, la dégringolade a commencé en 1994, lorsqu’il a gagné 500 000 francs (75 000 euros) au Millionnaire. Ce pâtissier toulonnais se met alors à écumer les casinos de la Côte d’Azur. « Je n’avais plus aucune idée de la valeur de l’argent. » Six mois plus tard, il est ruiné. Mais continue à jouer : « C’était devenu une drogue. » En 1999, son foyer est placé en surendettement. Interdit de casino de 2000 à 2005, il y retourne quand même avec la complicité des physionomistes, qui sont des « copains ». « Perdu, dépassé », il ment, dérobe la carte bancaire de sa belle-soeur, vole de l’argent dans le sac de Sandrine, sa compagne. Elle le quittera plusieurs fois. Depuis la naissance de sa dernière fille, José a décidé de « se calmer ». Il va au casino une fois tous les deux mois. Mais il ne rate aucun tirage du Loto. « Je sais que je gagnerai encore. »
(1) Le Jeu pathologique, Marc Valleur, Christian Bucher, Armand Colin, 2006.
(source : lefigaro.fr/Anne ROVAN, Delphine CHAYET)