En France, seuls fdjeux.com et pmu.fr sont légaux. Ce qui ne dissuade pas les Français de parier sur d’autres sites.
Dans le cyber-village mondial, seuls les hommes se heurtent encore à des frontières. Manfred Bodner et Norbert Teufelberger en ont fait l’amère expérience vendredi 15 septembre. Cet après-midi-là, les deux co-présidents de Bwin étaient venus spécialement d’Autriche rejoindre le centre d’entraînement de l’AS Monaco afin de présenter aux journalistes leur projet pour le club, dont Bwin est le nouveau sponsor. Le show n’aura pas lieu.
Interpellés sous les yeux des dirigeants du club monégasque, les deux hommes ont été placés en garde à vue à Nice. Mis en examen mais libérés moyennant caution le 18 septembre, ils restent sous contrôle judiciaire. Le crime de Manfred Bodner et Norbert Teufelberger ? Avoir fait jouer des milliers de Français sur leur site Internet de paris sportifs. Car, depuis 1836, la loi française interdit « les loteries de toute espèce » .
Et elle punit de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 45 000 euros les « tenanciers » des maisons de jeux de hasard contrevenantes.
Les prochains jours diront si les « tenanciers » de Bwin resteront longtemps sous les verrous. Mais la Française des jeux a décidé, cette fois, de tout faire pour que la loi soit respectée : déjà, en privé, ses dirigeants appréciaient modérément que, avec 280 millions d’euros joués l’an dernier, le loto sportif et Cote & Match se contentent d’une part déclinante des enjeux sur les paris sportifs, évalués à plus de 400 millions d’euros ; mais quand Bwin les a nargués en multipliant cette saison les accords de sponsoring avec cinq clubs de Ligue 1 (Saint-Etienne, Auxerre, Le Mans et Bordeaux, en plus de Monaco), ils ont trouvé que la limite était dépassée. Et qu’il était temps de stopper Bwin, dont le chiffre d’affaires mondial dépasse déjà le milliard d’euros.
L’histoire de Bwin n’a rien d’unique. Zeturf, par exemple, a vu le jour à Paris en 2000. Ce n’est à l’époque qu’un site d’informations sur les courses hippiques dont les contenus sont achetés par Nice Matin, RTL ou Europe 1. Mais ses fidèles veulent pouvoir parier, et le site se transforme progressivement en bookmaker. Attaqué en justice par le PMU, courtisé par des investisseurs maltais et autrichiens, dont les pays autorisent ces activités, Emmanuel de Rohan-Chabot, le fondateur, part s’installer à La Valette, à Malte, fin 2005. Malgré cette délocalisation, plus de la moitié de la clientèle de Zeturf est encore française. Désormais, Emmanuel de Rohan-Chabot doit hésiter à passer ses vacances en France...
Monopoles d’Etat
Car l’Etat s’en tient aux trois monopoles organisés dans les années 1930 : la Française des jeux pour la loterie, le PMU pour les paris hippiques, et une liste bien précise d’établissements casinotiers. Des monopoles étendus sur Internet… mais pour les deux établissements publics. En 2005, à peine deux ans après leur création, le chiffre d’affaires de fdjeux.com et pmu.fr s’élève respectivement à 68 millions et 250 millions d’euros. Une croissance à deux chiffres qui ne constitue que la partie visible, et très infime, de l’explosion des jeux en ligne en France. Le reste, ce sont des sites « offshore », comme Bwin ou Zeturf, basés dans des paradis fiscaux plus ou moins exotiques, et donc interdits en France. Pourtant, « il est probable qu’on n’a jamais autant joué en France qu’à l’heure actuelle » , notait déjà en 2002 le sénateur UMP du Var, François Trucy, dans son rapport sur les jeux de hasard, le dernier paru sur le sujet. « Les joueurs, dans l’intimité retrouvée avec leur ordinateur, peuvent se livrer à leur passion, chez eux, sans frais supplémentaires, en gardant pour eux leur âge et leur casier judiciaire, en ayant en outre la satisfaction béate de ne pas verser, directement ou indirectement, un sou à l’Etat. »
Ils seraient donc ainsi quelque 500 000 Français à goûter aux délices solitaires des casinos virtuels, selon les estimations de l’Agence française des jeux d’argent en ligne, pour un chiffre d’affaires d’environ 1 milliard d’euros. Ce qui place les joueurs de l’Hexagone en tête des classements internationaux des fans de cyber-casinos. Ces casinos virtuels et autres sites de paris, il en existe plusieurs milliers dans le monde, mais tous sont accessibles depuis un ordinateur français. Certains ont même une vitrine officielle à la City, comme PartyGaming, dont l’histoire semble tirée d’un roman de gare. Avec pour héroïne Ruth Parasol. Cette Américaine a hérité d’un empire dans la pornographie. Elle recrute en 1997 un jeune Indien, surdoué de l’informatique, pour mettre au point un logiciel donnant corps à son projet de casino virtuel. PartyGaming est lancé. Les fondateurs décident alors de ramasser la mise en profitant de la toute nouvelle loi britannique qui autorise l’entrée en Bourse des sociétés de jeux en ligne. Bingo ! Dès son introduction, l’entreprise cote le double de l’action British Airways.
Ce secteur, interdit aux Français et aux Américains, devrait atteindre 12 milliards d’euros en 2006 et près de 20 milliards dans quatre ans, estime le cabinet américain Christiansen Capital Advisors. Pas de crise en vue, car le business model est ultra-simple : acheter un logiciel performant – autour de 10 millions d’euros – et travailler la « convivialité ». Le joueur doit se sentir comme chez lui, pouvoir circuler de table en table, et passer du black jack à la roulette, comme dans un vrai casino. Bilan : avec des coûts de personnel réduits et des infrastructures virtuelles, ces sociétés affichent des marges dépassant 50 %. Des chiffres à faire tourner la tête.
Trop beau pour être honnête
Pas étonnant, donc, de constater l’attrait exercé sur la pègre par ces sites. Comme le note dans son ouvrage Cols blancs et mains sales Noël Pons, conseiller au service central de prévention de la corruption du ministère de la justice, « l’absence de transparence chez les actionnaires des sociétés de jeux, qui sont elles-mêmes installées dans des paradis réglementaires, autorise les spécialistes à s’inquiéter quant à l’identité réelle et à la qualité de ces actionnaires » . Qu’en termes elliptiques ces choses-là sont dites…
Sportingbet (Angleterre) : 2,25 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2005, pour 60 millions d’euros de bénéfice avant impôt. Le président non exécutif de ce groupe coté à Londres a été arrêté à New York le 7 septembre, avant d’être libéré contre la garantie de sa démission.
Bwin (Autriche), anciennement BetAndWin : 1,13 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2005, en hausse de 189 %. Le site est coté à la Bourse de Vienne. Ses dirigeants viennent d’être arrêtés en France.
PartyGaming (Gibraltar) :522 millions d’euros de chiffre d’affaires au premier semestre 2006, pour un bénéfice net de 235 millions d’euros, en hausse de 74 %. Premier cyber-casino à avoir fait son entrée à la Bourse de Londres, en juin 2005.
Bwin sponsorise l’AS Monaco. Des milliers de Français jouent sur ce site de paris sportifs. C’est pour ce « crime » que ses co-présidents ont été arrêtés et placés en garde à vue lors d’un voyage à Nice. L’équipe de foot monégasque devra-t-elle miser sur un autre mécène ?
Illégal, mais pas très risqué
Nul n’est censé ignorer la loi ? Sur ce point, les internautes semblent être des citoyens plus égaux que les autres. La loi, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, est simple : seuls les sites du PMU et de la Française des jeux sont autorisés. Alors, que risquent ceux, nombreux, qui s’aventurent sur des cyber-casinos offshore ? En théorie, le joueur est considéré comme complice de l’activité – illégale – exercée par le site Internet. Et il encourt une amende de 37 550 euros prévue par le Code de la consommation.
Pourtant, un document de la Direction centrale des renseignements généraux du 14 janvier 2003 constate qu’« il est bien difficile d’appliquer le principe de territorialité contre les casinos virtuels ». Le joueur connecté à un site hébergé à l’étranger ne risque donc pas grand-chose.
Revers de la médaille : et si le casino virtuel ne paie pas les gains ? L’article 1965 du Code civil le dit tout net : aucune action en justice possible dans le cadre d’une activité non autorisée. C’est l’arroseur arrosé…
(source : nouvelobs.com/Jean-Baptiste Diebold)