Sa passion pour le casino lui a coûté son mariage et une bonne partie de ses revenus. A 61 ans, ce juriste est décidé à se soigner, mais ses résolutions chancellent devant la puissance de son vice.
Juin 1970. Paul* n’est pas près d’oublier ce moment. Il a alors 25 ans et entre pour la première fois dans un casino. «Celui de Divonne. Un peu par hasard. Je jouais régulièrement aux cartes et un ami m’avait parlé de l’endroit. Sur le moment, ça n’a pas du tout été un choc ou une révélation. Mais avec le recul, évidemment, cette journée prend une tout autre ampleur.» Un peu voûté, le ton blême et comme recroquevillé sur lui-même, Paul semble un peu accablé par l’existence. Mais quand il se met à parler du jeu, de la roulette, son visage s’illumine, sa voix retrouve les accents assurés du juriste, son regard s’intensifie.
Bien sûr, quelque part au fond de lui, ce Neuchâtelois de 61 ans le sait bien: il est malade, souffre d’une pathologie qui a malmené sa vie et vidé son compte en banque. Qui a brisé son ménage, aussi, reconnaît-il dans un souffle. «Peut-être ma femme serait-elle partie de toute manière, qui sait. Mais sur le moment, oui, elle en avait assez et c’est pour ça qu’elle m’a quitté.»
Une dépendance dévastatrice
Depuis octobre dernier, Paul se soigne du côté de Genève et du Centre de prévention du jeu excessif. «C’est mon fils qui a pris rendez-vous pour moi. Nous nous y sommes rendus ensemble. Et puis je me suis inscrit dans un groupe. Je crois que les réunions n’ont plus lieu. Je dois téléphoner à Lausanne, on m’a signalé l’existence d’un autre lieu spécialisé.» Oui, le Centre du jeu excessif (CJE), première institution hospitalo-universitaire de Suisse, et largement pionnière en Europe.
Paul s’y rendra-t-il ? Lors de notre premier téléphone, il ne craignait pas les photos, comme s’il voulait montrer avoir définitivement déserté ses vieux démons. Là, alors que nous évoquons sa lente descente dans l’enfer de la dépendance, il revendique l’anonymat. «Je joue depuis tellement longtemps! A Neuchâtel où j’ai toujours habité, même mon vrai prénom me rendrait immédiatement identifiable.»
Peur d’être montré du doigt, alors qu’il reconnaît lui-même que tout le monde autour de lui n’ignore rien de sa passion dévastatrice? Ou plutôt désir de ne pas vraiment tourner la page, de ressentir encore «cette incroyable et fascinante énergie de la mise qui fascine tout joueur compulsif», selon les termes du professeur Jacques Besson, chef de service de psychiatrie communautaire du CHUV et directeur du CJE. «Ce que j’aimerais, c’est continuer à jouer, mais modérément, sans trop dépenser, ce que les thérapeutes appellent le jeu contrôlé. Pour l’instant, je ne peux pas imaginer m’en passer. C’est un si grand plaisir.»
Une si grande souffrance, aussi. Et un pouvoir d’attraction intense chez la minorité – un sur dix environ – de joueurs à problèmes. «Quelques années avant son décès, ma mère a essayé de m’en sortir. Elle venait avec moi, à Divonne ou à Evian. Et c’est elle qui s’est mise dedans, surtout lorsqu’a ouvert le casino d’Annemasse, tout près de chez elle. Quand on est pris, on l’est bien», sourit-il tristement.
Effervescence autour de la mise donc, ce moment où comme dans la parabole l’on peut multiplier son placement initial. Pour revivre cet instant magique, le joueur dépendant multiplie les petites astuces, les habitudes, les porte-bonheur. Jacques Besson: «L’une des constantes de cette pathologie consiste en une distorsion de la réalité et de ce qui, finalement, appartient au seul hasard. On développe les croyances, les intuitions erronées, que l’on croit en rapport avec la possibilité de gain. En termes médicaux, la compulsivité laisse le champ libre aux régions préconscientes du cerveau. Elles prennent le dessus sur la logique et le bon sens.»
Autre donnée fréquente, la certitude d’avoir trouvé le moyen infaillible de domestiquer la chance, de dominer le hasard. «Seul le casino gagne systématiquement», rappelle le professeur. Devant une machine à sous, un tapis vert, ou en manipulant les cartes d’une loterie électronique, 98% des visiteurs s’accordent sans problème de ce fait tangible. Ils viennent s’amuser, et tant mieux s’ils gagnent une fois. «Mais une petite minorité de gens vulnérables arrive non pas pour jouer, mais pour gagner de l’argent, ou se refaire.» L’on passe alors d’un loisir occasionnel à une pratique obsessionnelle. Et les problèmes commencent.
Au-delà de la raison
Paul a étudié, appris le droit, l’a ensuite enseigné durant plus de vingt ans. Pourtant, durant plus longtemps encore, il a cru dur comme fer avoir trouvé le système infaillible. «J’ai appris plus tard que cette technique portait le nom de son inventeur, d’Alembert, qui au XVIIIe siècle rédigea l’Encyclopédie avec Diderot.»
Pseudo-loi des probabilités: quand le coup est gagnant, on enlève une unité, quand on perd, il faut en rajouter une. «Je l’utilisais pour ce que l’on appelle la chance simple à la roulette: rouge ou noir, pairs ou impairs. Il m’a semblé que ça fonctionnait. Mais il fallait y consacrer des sommes toujours plus importantes.» Paul se rend de plus en plus aux tables, au moins deux fois par semaine. «Souvent le week-end aussi, et je prenais un hôtel pour y retourner le dimanche.» Il dépense au casino ce qu’il gagne au poker avec des amis, s’endette, s’absente de plus en plus souvent. «Et puis un jour, à force de perdre, de voir d’autres s’enfoncer, j’ai décidé de freiner.» C’était il y a une dizaine d’années et comme il le reconnaît lui-même, «cela reste problématique. D’ailleurs, en ce moment, ça ne va pas, je recommence à trop y aller.» Peut-être sa visite à la consultation du CJE l’aidera-t-elle à parvenir à ce fameux jeu contrôlé auquel il aspire. Pour l’instant, Paul fait comme il peut, sans trop se demander ce que son obsession lui a coûté. Et pas seulement financièrement.
Quelques chiffres
Selon un rapport de la commission fédérale des maisons de jeu, dix personnes sont exclues chaque jour des casinos. Elles étaient 3700 en 2005, les trois quarts à leur demande. Une enquête suisse de la santé publique, elle, dénombre 2% de joueurs excessifs, et la moitié de pathologiques, au sein de la population helvétique. La différence? «Les premiers se trouvent déjà dans la dépendance, mais contrairement aux seconds ne regroupent pas tous les critères de la vraie pathologie», explique Jacques Besson. Pas moins de 29% des Suisses auraient une «activité fréquente» de jeu d’argent, soit une fois par semaine. Parmi ces joueurs dits récréatifs, les joueurs excessifs représentent 12,7% et les joueurs pathologiques 3,4%. Près d’une moitié des plus assidus aux casinos et autres jeux de hasard et d’argent sont âgés de plus de 55 ans, ce qui correspond à un peu plus de 615 000 personnes.
L’abstinence, un horizon lointain
Le jeu excessif, et sa forme aggravée dite pathologique, répond au qualificatif médical d’«addiction sans substance», par opposition à l’alcoolisme ou à la toxicomanie, par exemple. D’où l’une des difficultés de dépistage, «puisqu’il n’existe pas ou peu de symptômes visibles». D’où aussi la nécessité d’une large information. Selon la volonté du législateur, la réouverture des casinos en Suisse fut associée à la mise en place de mesures sociales pour traiter la dépendance. «Prévention et traitement correspondent donc à une responsabilité de la collectivité comme des établissements concernés», rappelle Jacques Besson.
Reste aussi la question des loteries électroniques présentes dans les cafés. Même si les restaurateurs ont en général reçu une petite formation pour dépister les clients à risque, ces jeux peuvent aussi mener à une pratique incontrôlée. Selon les médecins, seule une faible proportion des joueurs excessifs ou pathologiques arrivent dans leurs cabinets. «Et la plupart du temps, il existe une forte pression de leur entourage.» La majorité d’entre eux sont par ailleurs accros à plusieurs formes de jeux d’argent. Pour eux, «l’abstinence reste l’horizon à atteindre sur le long terme. Dans un premier temps, nous parons au plus pressé, explique Jacques Besson, cette maladie étant souvent associée à d’autres dépendances et à des problèmes psychiques ou sociaux comme la dépression ou l’isolement.»
Commence alors un douloureux travail sur le discours intérieur du patient, dont il faut aussi conserver la motivation de se soigner. Car on peut être ou se faire exclure d’un casino, mais continuer à se rendre au bistrot. Ou même se brancher devant son ordinateur et l’un des nombreux sites internet de casinos en ligne, phénomène en plein essor qui inquiète beaucoup les thérapeutes.
(source : migrosmagazine.ch/Pierre Léderrey)
*Prénom d’emprunt