La fièvre du jeu s'est emparée de la société russe. Selon des experts, le chiffre d'affaires de l'industrie du jeu dans le pays atteint 5-6 milliards de dollars l'an. Le député à la Douma Alexandre Lebedev estime qu'il s'agit là uniquement de l'argent qui transite par les casinos et les salles de jeux et qu'il ne constitue que la partie visible de l'iceberg.
Le jeu est un thème qui ne laisse personne indifférent. La station de radio "Militseïskaïa volna" ("Onde policière") a commandé un sondage qui a révélé que seulement 19% des Russes âgés de plus de 18 ans approuvaient l'existence des machines à sous. Par contre, ils sont 52% à penser qu'il fallait diminuer le nombre des "bandits manchots" et limiter leur accès. 26% des personnes interrogées préconisent leur bannissement total.
Pour traiter la ludomanie des groupes de "Joueurs anonymes" se constituent dans diverses villes russes et connaissent une vogue presque aussi grande que les "groupes d'"Alcooliques anonymes" aux Etats-Unis.
Le spectre de Las Vegas plane au-dessus de Moscou. C'est que l'on observe dans la capitale russe la plus forte concentration de "maffiosi manchot". Il y en a partout. L'industrie du jeu procure des gains d'appoints aux boulangers, bouchers et pharmaciens. Les membres de la Chambre civile tirent la sonnette d'alarme eu égard à l'épidémie de ludomanie. D'après leurs calculs, on compte un appareil à sous pour 300 habitants, y compris les vieillards et les nouveau-nés.
Même les "pères" de la ville, parmi lesquels les très influents membres de la Douma de Moscou, les dirigeants de la section locale du parti Russie unie, qui avaient déclaré la guerre à l'industrie du jeu et juré de transférer celle-ci hors du périmètre urbain, vont de défaite en défaite. Récemment la Cour suprême a déclaré illégales plusieurs clauses de la loi municipale "Sur les modalités de l'implantation des sites de l'industrie du jeu sur le territoire de Moscou". Les "bandits manchots" font toujours des clins d'oeil à la foule moscovite dans les marchés, les gares routières, les magasins, les cafés et à proximité des bouches de métro. La loi est de leur côté.
Si l'on n'arrive pas à se défaire du vice, il faut le placer dans un cadre raisonnable. La Russie y réussit au prix d'immenses efforts. Il y a quelques années les autorités moscovites avaient obtenu que l'on débarrasse les grandes artères de la ville des escadrons motorisés de prostituées. Les péripatéticiennes arrivées à Moscou des quatre coins de l'Eurasie perturbaient la circulation, créaient des embouteillages à quelques centaines de mètres du Kremlin. Le combat qui leur avait été livré avait été difficile et de longue haleine notamment parce que dans les années 90 du siècle dernier la légalisation partielle des vices avait été considérée comme un élément de la politique générale de libéralisation. Sur cette vague même les environs de la place moscovite Lioubianskaïa, siège des services secrets et de sécurité de Russie, avaient été pendant un certain temps un lieu où des centaines de toxicomanes de Moscou et de sa région pouvaient se procurer aisément des stupéfiants et des substances psychotropes.
Evidemment, il reste de moins en moins de traces de la permissivité d'alors. En quelques années Moscou s'est métamorphosé, son look a gagné en respectabilité. La publicité du tabac et des boissons fortes est prohibée à la télévision, l'année dernière la Douma a voté une loi interdisant la consommation de bière en canette dans la rue. Cependant, tout semble indiquer que les "bandits manchots" sont prêts à livrer une résistance acharnée et même à passer à la contre-attaque. En effet, la loi en vigueur interdit d'installer des machines à sous dans les lieux très fréquentés.
En réalité, il serait avantageux aux autorités et à la population d'affermir l'industrie du jeu, de concentrer le capital et de créer des oligopoles constituées de quelques groupes de sociétés de jeux que l'on pourrait aisément soumettre à l'impôt et tenir à l'écart des enfants et des adultes instables, misant leur dernière chemise et se vouant à la misère et à la dégradation. "Les machines à sous ont détruit ma famille. Je me suis endetté et ai commencé à boire. Il faut les interdire ou les transférer hors des limites de la ville", dit Ildar Mikhaïlov, dont l'opinion est citée par un portail Internet spécialisé dans la prévention de la ludomanie.
Pour l'instant les législateurs fédéraux se taisent, leurs homologues régionaux tentent d'agir. L'industrie du jeu a été totalement mise hors la loi en Tchétchénie déjà bien occupée à régler les problèmes liés au relèvement d'après-guerre. Il y a peu les "bandits manchots" ont été expulsés d'Ossétie du Nord. Dans les régions de Riazan, de Toula, de Lipetsk et de Belgorod des lois permettent désormais de transférer les salles de jeux hors des localités. Pourtant, l'industrie du jeu campe encore sur ses positions.
"Ces établissements ne doivent pas se trouver sur les lieux de résidence", dit le cinéaste Karen Chakhnazarov, vice-président de la commission de la Chambre civile pour la culture. Les membres du groupe de travail de la chambre chargé d'expertiser la loi sur la réglementation des jeux de hasard réclament l'implantation des établissements de jeux dans des endroits situés loin des localités.
Réussira-t-on à expulser à distance respectable le djinn du hasard et des superprofits? C'est un fait que la législation libérale des années 90 a permis à un trop grand nombre de personnes d'accéder au business du jeu. Les apologistes de l'industrie du jeu prétendent que les "bandits manchots" prélèvent à la population de l'"argent superflu" et aident en cela le gouvernement à combattre l'inflation. Une chose difficile à croire compte tenu que des machines à sous sont visibles même dans les magasins de villages classés "économiquement sinistrés", dans des régions où les revenus de la population sont de beaucoup inférieurs à la moyenne nationale.
"Pour le moment nous sommes vaincus et par conséquent obligés de nous soumettre", dit le président de la Douma de Moscou, Vladimir Platonov, commentant la décision de la Cour suprême permettant aux "bandits manchots" de continuer à vivre en toute sérénité. "Mais cela ne signifie pas que nous ayons abdiqué".
Cette année un projet de loi sur l'industrie du jeu devrait être examiné à la Douma. Il y a fort à parier que l'intensité des débats à la chambre basse du parlement russe ne sera pas moins grande que celle de l'atmosphère des salles de jeu.
(source : rian.ru/Youri Filippov)