La ville des Gevgelija est surnommée la « las vegas macédonienne ». Chaque jour, de nombreux citoyens grecs viennent y jouer dans les casinos ou y faire leurs courses. Les entreprises grecques y délocalisent leurs unités de production. Mais la population ne bénéficie que partiellement de ce dynamisme. Et les rapports transfrontaliers possèdent aussi leur face sombre : les trafics.
Traduit par Thomas Claus
Les mots « coopération régionale et transfrontalière » ont une aura presque magique dans la terminologie de la coopération utilisée dans les Balkans. Ils sont perçus comme des remèdes puissants, promoteurs de croissance économique et de stabilité politique. Ils constituent des modèles idéaux et des « bonnes choses » en suscitant d’autres aussi bonnes, selon le principe holistique affirmant que les bonnes choses vont ensemble. Exemple : la croissance économique entraîne la démocratie et l’état de droit, lesquels promeuvent à leur tour l’économie, qui consolide elle-même les droits de la personne, et ainsi de suite. La coopération régionale dans les Balkans est aussi un pré requis essentiel de l’accès à l’Union Européenne.
Dans l’esprit optimiste des manuels de coopération transfrontalière, l’échange dynamique entre des communautés séparées par une frontière crée des synergies et apporte une valeur ajoutée dont bénéficient au moins tous les acteurs impliqués. Elle facilite la compréhension et la confiance réciproque, réduit les risques de conflits, renforce la cohésion sociale et économique. Toutes des raisons pour lesquelles la coopération et les échanges transfrontaliers doivent encouragés.
Gevgelija, une ville de l’extrême sud macédonien, à deux kilomètres de la frontière grecque, constitue un exemple de coopération transfrontalière dynamique. A cela près qu’il vaudrait mieux que certains des échanges puissent ne pas figurer dans les travaux internationaux sur le développement. Par exemple les jeux de hasard ou le trafic d’immigrés.
Gevgelija compte 13 000 habitants. Une population en diminution permanente, en raison du départ des jeunes pour la capitale, Skopje, le seul endroit où l’on peut trouver un emploi. En son temps, Gevgelija fut un important centre agricole de l’ex-Yougoslavie, et l’une des villes les plus riches de Macédoine. Les agriculteurs locaux se souviennent de l’époque où ils pouvaient cueillir les tomates ; les charger sur un camion ; les transporter de nuit à Zagreb ; les vendre en un jour ; revenir et s’acheter un tracteur ou une machine quelconque, ou bien construire un étage de la maison.
Ces jours-là appartiennent au passé et ne reviendront probablement pas. La perte du marché commun yougoslave protégé a eu un effet dévastateur sur l’agriculture macédonienne. Des activités qui autrefois étaient lucratives ne permettent à présent qu’avec difficulté de finir le mois. Beaucoup ont quitté les champs de Gevgelija et sont entrés dans le secteur des services, devenant par exemple chauffeurs de taxi.
Un plombage entre deux parties de roulettes
Mais depuis peu, Gevgelija est surnommée par les médias nationaux la « las vegas macédonienne ». De nombreux casinos ont en effet été construits dans la ville et aux alentours, profitant de la proximité de la frontière. Un grand hôtel-casino a récemment ouvert à côté du poste de douane. Et on annonce déjà la construction d’un autre, encore plus grand, qui fera pâlir le premier.
Gevgelija abrite aussi l’un des plus vieux casinos de la ville : l’Apolonia. D’autres se trouvent dans le centre touristique de Dojran, près du lac éponyme, 30 km plus à l’est : ici aussi, la proximité de la frontière constitue l’élément clé.
Une demi-douzaine de casinos travaillant à plein régime, cela crée de l’emploi. La construction de nouveaux casinos signifie également l’apport d’investissements. Mais ce modèle de développement est-il bien celui que les habitants de la région auraient désiré, s’ils avaient pu choisir ?
Les clients des casinos sont presque uniquement des citoyens grecs, connus pour leur passion du jeu. Ils viennent des villes de la Grèce septentrionale, des communes proches, et de Thessalonique (à environ 70 km au sud de la frontière). Les casinos organisent le trajet. Le transfert d’argent que cela représente est énorme, mais seule une petite partie des gains reste dans la région, sous la forme des salaires versés aux employés locaux. La majeure partie des casinos appartient à des étrangers.
Beaucoup de jeunes de Gevgelija sont croupiers professionnels. Ils vivent la nuit et dorment le jour. Cela leur est égal, puisque c’est ça ou le chômage.
Les visiteurs grecs ont peu à peu découvert que, outre les jeux de hasard, Gevgelija constitue un endroit où l’on peut trouver des produits agricoles et des services à des prix bien inférieurs à ceux qui ont cours du côté grec. Les dentistes grecs ont récemment fait part de leur mécontentement d’avoir perdu de nombreux patients, qui choisissent de se faire soigner à Gevgelija pour cinq fois moins cher. La situation est la même pour les coiffeurs, les salons de beauté et de nombreux autres services, grâce à une main d’œuvre moins chère qu’en Grèce.
Le marché ouvert aux fruits et aux légumes est lui aussi plein à craquer de clients grecs. Tant y viennent faire leurs courses hebdomadaires que les autorités locales ont établi un second jour de marché chaque semaine. Les vendeurs, tous petits agriculteurs, se disent contents, même s’ils relèvent que les Grecs tentent de marchander. « Ils lâchent difficilement leurs euros », explique l’un d’eux.
Peu à peu, l’information se diffuse, et le nombre des visiteurs venant faire des achats à Gevgelija s’accroît. On estime qu’entre 1.500 et 2.000 citoyens grecs traversent chaque jour la frontière au poste de Bogorodica, près de Gevgelija. Boutiques, bijouteries, restaurants : tous enregistrent une augmentation du flux des visiteurs grecs.
Main d’œuvre bon marché
Les Grecs ne viennent pas seulement faire des achats. Ils y délocalisent également leur production. Au fil des ans, beaucoup d’établissements de production ont déménagé du côté macédonien de la frontière. Dans les secteurs du textile, de l’alimentaire, de la chimie, beaucoup d’unités de production ouvertes récemment sont de propriété grecque. Ici encore, l’avantage principal est le prix peu élevé de la main d’œuvre, qui ne bénéficie souvent pas de sécurité sociale ou sanitaire, ni de pension. Un salaire mensuel de 100 euros est considéré à Gevgelija comme suffisant, voire juste. Celui qui touche 200 euros s’estime chanceux.
Mais l’échange n’est pas aussi dynamique dans l’autre sens. La politique des visas, très restrictive, empêche de nombreux macédoniens de se rendre en Grèce. Il est pratiquement impossible d’obtenir un visa pour celui qui ne peut démontrer qu’il a un emploi à temps plein en Macédoine, garantissant qu’il ne se rend pas en Grèce pour travailler.
Et même de cette manière, le flux principal vers la Grèce est à nouveau celui d’une main d’œuvre à bas prix. Les jeunes qui ont la chance d’obtenir le visa et ceux qui prennent le risque de traverser illégalement la frontière, vont travailler dans les champs de l’autre côté. Le salaire journalier est de 25 ou 30 euros. On calcule que plusieurs centaines de jeunes de Gevgelija et des villages environnants travaillent dans le secteur agricole en Grèce. Les travailleurs « légaux » traversent la frontière tous les jours. Beaucoup y restent plusieurs mois, et reviennent à la fin de la saison.
La demande de main d’œuvre à bas prix d’une part, et l’offre abondante de l’autre, ont aussi alimenté le trafic illégal de travailleurs. Plusieurs opérations de police on été menées cette années contre le trafic illégal de migrants au poste frontière de Bogorodica. Lors de la dernière opération, il y a quelques semaines, plusieurs Albanais et des Chinois ont été découverts, cachés dans des camions. Et une partie des habitants de Gevgelija a été arrêtée à la fin de l’année dernière dans la plus grande action de police jamais menée en Macédoine contre le trafic.
C’est cela, le modèle de coopération transfrontalière de Gevgelija. La « porte de l’Union Européenne », comme on l’appelle parfois, est à quelques minutes de marche ; mais aussi à plusieurs années. Aucun manuel de coopération transfrontalière, aucun plan stratégique ne pourraient avoir pensé cette « las vegas macédonienne ».
(source : balkans.courriers.info/Risto Karajkov)